samedi 25 mai 2013

“LE PASSÉ” D'ASHGAR FARHADI


« L’être humain a inventé les mots pour pouvoir mentir ». Ce dit attribué à un vieux chef indien (américain autochtone) résume parfaitement la démarche d’Ashgar Farhadi, le réalisateur iranien de Passé. C’est le thème de prédilection qu’il n’a cessé de décliner de film en film pour montrer que la vérité importe moins que l’image que l’on se fait de soi mais, qui, parce qu’elle est destinée aux autres, est porteuse de mensonges. La communication n’est plus alors qu’une sorte de maquis qu’il faut sans cesse débroussailler pour se frayer un chemin vers la vérité de l’autre.
Le deuxième élément présent dans le film d’Ashgar Farhadi est celui de l’innocence victime des mensonges des adultes et de leur façon de communiquer à coup de serpes, taillant dans le vif.  Il s’agit des enfants, car l’intrigue des films du réalisateur iranien a pour cadre le noyau familial. Quand ce n’est pas le cas, comme dans À propos d’Elly, il s’agit d’un groupe uni par des relations affectives. D’ailleurs, dans ce film, Elly n’est qu’une enfant qui a grandi et qui reste d’une certaine façon la victime de la famille et du groupe social.
Ce sont les entorses que l’on fait subir à la vérité — y compris par ignorance, ou par bonne volonté, comme dans À propos d’Elly — qui font des victimes. L’aspect social n’est jamais loin qui fait passer la communication du stade de stratégie individuelle au sein d’une famille ou d’un groupe à celui d’artifice social entre dominants et dominés. Dans Séparation, cet artifice prend la forme du discours religieux auquel s’accrochent les dominés et qui est une posture purement formelle chez les dominants. Cependant, s’il venait à s’effondrer et si les masques tombaient, l’unité de la société — cette grande famille — s’effondrerait.
On est donc là, avec ce thème de la vérité impossible, au cœur du drame universel et à la racine de tous les problèmes de la conscience. C’est ce qui confère sa profonde humanité à la démarche du réalisateur iranien et son universalité au cinéma qu’il pratique. Qu’il tourne à Téhéran ou à Paris, il prend ses personnages à bras le corps et les fait accoucher de la vérité qui se dissimule derrière leur représentation de la vérité. Cela nécessite un talent dans la direction d’acteurs que seuls les grands réalisateurs peuvent déployer et cela exige de la part des acteurs le tour de force de cesser de l’être pour aspirer à devenir vérité. De cette façon, l’amour que le réalisateur voue à ses acteurs et celui que les acteurs ont pour les personnages qu’ils incarnent les amènent à transcender leur art dans une fusion incandescente avec la vérité. Tel est le miracle de ce film dont la plus belle illustration réside dans les toutes dernières images.

vendredi 19 avril 2013

QUAND L’ÂME SE RETIRE



“La question autrefois posée par les gnostiques : « D’où vient le mal ? » n’a pas trouvé de réponse dans le monde chrétien. Et l’allusion d’Origène à une rédemption possible du diable passa pour hérésie. Mais aujourd’hui la question nous assaille et nous devons fournir une réponse ; nous nous tenons là, les mains vides, étonnés et perplexes, et nous ne pouvons même pas nous rendre compte qu’aucun mythe ne vient à notre aide alors que nous en aurions un si urgent besoin. Certes, conséquence de la situation politique et des succès effroyables, voire démoniaques, de la science, on ressent des frissons secrets, des pressentiments obscurs. Mais on ne sait que faire, et bien peu nombreux sont ceux qui en tirent la conclusion, que cette fois-ci, il y va de l’âme de l’homme, oubliée depuis longtemps”.
Carl Gustav Jung.




FAUST, D’ALEXANDRE SOKOUROV (2011)


À la différence des grands réalisateurs russes, Alexandre Sokourov ne cherche pas à capter le temps et l’espace pour nous communiquer dans son Faust cette émotion mystique qui touche l’être dont l’espace et le temps constituent la texture. Son film est construit pour sa plus grande partie en champs serrés, plans moyens et gros plans et obéit à un choix esthétique formel qui cherche à restituer la planéité —jusqu’à l’écrasement des volumes — et le format de la toile de peinture, ainsi d’ailleurs que le format d’écran du cinéma à ses débuts.

Dans cette logique, les acteurs sont dirigés comme en surface et, à l’exception notoire de Anton Adansinsky qui incarne l’usurier — alias Méphistophélès —, ils paraissent dépourvus d’épaisseur humaine pour n’être que des images, voire une icône à l’instar de Margarete (Isolda Dychauk). Johannes Zeiler qui joue le rôle de Faust est pour sa part souvent grimaçant, toujours agité et sombre.
En adéquation totale avec les intentions de Sokourov, ce parti-pris fait de son film une œuvre froide, impersonnelle et dure. Elle ne s’adresse pas à la sensibilité mais à l’intellect, et même à des initiés. Elle ne cherche pas à captiver le spectateur mais à le pousser à adopter une distance critique.
Darren Aronosfky, le président du jury de la Mostra de Venise de 2011 — qui a décerné le lion d’or à Sokourov — en était bien conscient. Selon lui, « il y a certains films qui vous font pleurer, certains films qui vous font rire et certains films qui vous changent pour toujours après les avoir vus et celui-là en fait partie ».

Inspiré de deux œuvres allemandes, le Faust de Gœthe (1808) et Le Docteur Faustus (1947) de Thomas Mann, le film d’Alexandre Sokourov est une relecture russe du mythe imaginé par Goethe sur le thème d’un pacte scellé entre un savant et le diable.

Ce long-métrage est également la clé de voûte qui scelle une tétralogie commencée avec Moloch (1999) sur Adolf Hitler, Taurus (2001) sur Lénine — là où on aurait attendu Staline — et Le Soleil (2005) sur l’empereur japonais Hirohito.
Les trois premiers films abordent la question du pouvoir totalitaire à travers des figures directement liées aux drames du XXème siècle qui ont provoqué des dizaines de millions de morts, marquant d’une certaine façon la faillite de la culture devant la barbarie. C’est pourquoi le quatrième film remonte à la figure tutélaire qui coiffe pour ainsi dire ce type de pouvoir et est à l’origine de la faillite culturelle : Faust et sa quête de  puissance, que son alliance avec Méphistophélès mène à sa perte. Dans le film de Sokourov il n’y a ni salut ni rédemption par l’amour comme dans l’œuvre de Gœthe.

À la différence des trois premières, la figure de Faust s’inscrit donc dans une réalité psychologique. Il s’agit d’un mythe en relation avec l’histoire européenne depuis l’Allemagne du XVIe siècle — où Gœthe a situé l’action de sa pièce —, jusqu’à l’Allemagne du XXe siècle où Thomas Mann place la sienne. Le réalisateur russe embrasse ainsi cinq siècles de l’aventure de l’Europe moderne commencée avec la Renaissance, et l'illustre par des références à l'histoire de la peinture qui couvre cette période. La démarche de son film recouvre une dimension historique certaine qui semble rejoindre un jugement de Carl Gustav Jung, aux yeux duquel la Renaissance se place sous le signe de La Bête. Aux yeux du psychologue de Zurich l’Europe du Moyen-Âge, sous l'influence de la religion catholique, est celle de la découverte de l’âme individuelle par laquelle s'opère progressivement une différenciation entre l'individu et la masse informe. Dans cette optique, l'individu est le produit d'une relation directe avec le divin qui le fait se distinguer de toutes les autres créatures. Le règne du catholicisme finira avec la Renaissance, porteuse de la domination de la Raison et de la Science qui ne peuvent s’affirmer qu’en relation avec la matière du monde physique. Tout ce qui ressort de la vie, de l’esprit et de l’âme n'est pas de leur ressort. Le règne absolu de la science et l'emprise politique sur la masse qu’elle permet entraînent donc un appauvrissement spirituel qui se manifeste notamment par la baisse de l’activité créatrice de l’esprit et de l’âme.

Quand le film introduit Faust, il commence par un gros plan sur le pénis d’un cadavre que le savant soulève après dissection pour le passer à son assistant en affirmant n’y avoir pas trouvé d’âme. Chercher l’âme dans un corps inanimé revient à se la représenter comme une sorte d’organe moteur, et ne pas trouver un tel organe autorise le savant à affirmer que l’âme n’existe pas. Mais alors qu’est-ce qui anime le vivant ? Et comment peut-on affirmer que l’âme n’existe pas sans le prouver et sans savoir ce qui, à défaut d’âme, anime ? Le ton du film est ainsi donné. Seul existe le monde matériel, visible et mesurable. Celui du docteur Faust de Sokourov est plongé dans la souffrance et la misère matérielles et se situe entre le XVIe siècle et le XIXe par le biais de références constantes à des œuvres connues de la peinture européenne, comme le tableau de Rembrandt, La Leçon d’anatomie, dont l’évocation ouvre pour ainsi dire l’action du film. Vue sous cet angle, l’œuvre constitue un véritable tour de force esthétique.


Rembrandt : La leçon d'anatomie

Dans le Faust de Goethe une dimension pathétique occupe les premières scènes de la pièce. On y entend le savant se plaindre que son esprit soit capable d'accéder à des hauteurs qui lui rendent Dieu accessible sans que ce dernier daigne se manifester. Alors, à quoi sert au savant d’accumuler un tel savoir si son destin est de rester semblable à un misérable vermisseau qu’un pied peut écraser dans la poussière ? Ce  Docteur Faust déchirant qui interpelle Dieu est absent du film de Sokourov. Son docteur ayant cherché l’âme et ne l’ayant pas trouvée, il n’y aura pas un seul plan émouvant dans cette œuvre, qui se place d’emblée dans un monde impitoyable où Faust semble enfermé étouffer et où il n’y a de place que pour le diable. Ce dernier est représenté par le personnage d’un usurier sans scrupules, mais il est quand même le seul personnage qui éveille chez le spectateur un semblant de compassion  au point de passer même pour sympathique. Cette exception s’explique par le caractère fantastique du personnage et renvoie au mystère qu’il incarne dans la mesure où il est le seul en relation avec Dieu. Pour lui l’âme existe puisqu’il veut l’acheter ! L’usurier que l’on voit dans une scène, richement vêtu à la manière d’un grand seigneur, en train de déposséder une famille de tous ses biens, règne dans un monde dominé par l’étreinte de la misère physique — contre laquelle le docteur Faust se sent impuissant — la guerre interminable et les privations. Faust connaît aussi les affres de la faim. L’irrépressible désir de triompher de cette souffrance misère poussera le scientifique à faire alliance avec l’usurier.


DUALITÉ


 L'usurier et Faust

Qui dit alliance dit réciprocité. Aussi, à partir du moment où le docteur signe de son sang le pacte avec le Diable, ce dernier ne le quittera plus. Il s’affichera ostensiblement à ses côtés pour devenir son double. C’est ce double qui mettra un couteau dans la main de Faust pour qu’il tue le frère de Margarete. C’est également lui qui glissera des pièces d’or dans la main de la mère de la jeune fille pour qu’elle autorise Faust à faire la cour à sa fille. C’est également lui qui l’accompagnera jusqu’au lit de Margarete. Sokourov insiste à ce point sur cette dualité que, dès le début, c’est la main de l’usurier qui blesse celle de Faust,  trempe une plume dans son sang et lui fait signer le contrat par lequel il s’engage à vendre son âme à laquelle il ne croit pas. De la sorte, il n’y a pas un rapport de dominant à dominé, mais deux volontés complémentaires l’une de l’autre avec une tendance à s’incorporer l’une dans l’autre, marquée par la façon qu’a Sokourov de les filmer presque toujours collés l’un à l’autre.
La dualité s’affirme ensuite quand, profitant de la notoriété du savant, l’usurier s’affiche avec lui au milieu des lavandières, se déshabille, dévoile son corps étrange sans obtenir d’autre effet que des exclamations choquées et amusées. L’exposition des corps dans leur nudité ou semi-nudité, si chère aux tableaux de la Renaissance banalise même celui du Diable pour peu qu’il soit immergé au milieu des formes voluptueuses et éthérées des lavandières!

L'usurier et le Dr Faust chez les lavandières

La dualité entre Faust et l’usurier devient ensuite de la complicité quand ils empruntent ensemble des souterrains pour atteindre la maison de Margarete. Pourquoi un tel stratagème quand il est du pouvoir de l’usurier de mettre immédiatement Faust en présence de la proie convoitée? Leur complicité atteint ici une dimension fantastique qui ne sert pas tant à illustrer le pouvoir de Méphistophélès qu’à souligner la dimension inconsciente — souterraine — de la quête de Faust. Car Margarete qui l’attire comme un aimant n’est pas un simple corps désiré et Faust ne semble pas particulièrement obsédé par cet aspect.

La figure de Margarete est centrale. Dans le Faust de Goethe, elle incarne la quintessence de l’amour chrétien. Chez Sokourov, où il n’est pas question d’amour dans un univers sans âme, plusieurs indices laissent supposer qu’elle peut suggérer à Faust une figure de la Vierge. Chaque fois qu’il la contemple, la dévore des yeux, le visage de la jeune fille se met à irradier et à resplendir  comme auréolé d’or, évoquant irrésistiblement des icônes de la Vierge.



Elle est lavandière, liée donc à un acte de purification. Elle est constamment sous la surveillance d’une mère habillée de noir — l’Église ? — sévère au point de dormir avec elle dans le même lit. De ce fait, Margarete est inaccessible à l’assouvissement du désir du docteur Faust sans la suppression de la mère. Comme cette dernière se laisse soudoyer par un peu d’or, on peut y voir une allusion à la corruption de l’Église catholique quand elle a commencé à pratiquer la vente des indulgences ; une pratique qui lui sera fatale et provoquera la révolution luthérienne. L’or de l’usurier permet en tout cas l’achat d’une indulgence. La mère consentira à laisser sa fille se faire courtiser par Faust, tout en la suivant à distance, tandis que l’usurier fait de même avec Faust qu’il ne quitte pas d’une semelle.

La scène clef du film renforce cette hypothèse. La mère est supprimée par le pouvoir mystérieux de l’usurier et le corps de Margarete s’offre nu aux yeux fascinés de Faust, obnubilé par le sexe de la vierge que l’on voit en gros plan et sur lequel il s’apprête à se précipiter. Cette fois-ci, il ne s’agit pas du sexe d’un cadavre sans âme, mais d'un sexe vivant et qui donne la vie. Au corps masculin sans vie du début du film, cette séquence oppose un corps féminin palpitant, un sexe en relation avec Dieu et fécondé par Lui. Pour Carl Gustave Jung, la Vierge est une image chtonienne. Elle représente la nature et c'est la raison pour laquelle, malgré sa popularité, l'Église l'avait reléguée, ne retenant dans sa trinité que trois principes masculins, le Père, le Fils et le Saint Esprit. La figure féminine étant liée à la matière et au péché, elle ne pouvait pas être ajoutée à la trinité pour l'équilibrer et la changer en quaternité. Elle est récupérée par l'idée de la naissance virginale qui n'empêche pas que Jésus ait été porté dans le ventre d'une femme et soit sorti de son sexe. C’est ce sexe, cette « Origine du monde » que Faust veut à son tour posséder, et toute la nature avec. Et quand il y parvient,dans une atmosphère de désolation et de mort — car le cadavre de la mère n'est pas loin — on voit surgir autour de la maison, comme sorties de la conscience de Faust, des créatures infernales imaginées par Jérôme Bosch dans « Le Jardin des délices ». 





En restant dans cette logique, l’étape suivante de l’initiation de Faust sera marquée par la marche vers la Renaissance. Il demande à l’usurier de l’emmener dans l’au-delà. Malgré le refus de Méphistophélès, ce dernier est bien obligé à l’accompagner, car les rôles se sont maintenant inversés.
Alors que pour le docteur Faust, fort de l’exploit qu’il vient d’accomplir, désormais, l'au-delà n'existe pas plus que l'âme, pour l'usurier, tout dans le pressentiment de sa défaite, la démarche audacieuse de Faust est effrayante. Mais il est forcé à monter jusqu’aux cimes glacées où Faust ne découvre que les victimes éplorées qui gisent dans sa tête : le fantôme du frère de Margarete et ceux des soldats qu’il avait vu passer épuisés et abattus.  Maintenant, plus rien ne pourra le retenir. Il veut aller plus loin encore, s’élever toujours plus haut. L’usurier qui veut l’en empêcher d’échapper  à son emprise s’agrippe désespérément à ses pieds, mais il est englouti sous les pierres que lui lance le docteur avant de s’élancer, triomphant, dominant la terre et défiant l'univers dans un plan qui évoque un tableau emblématique du romantisme allemand nourri d’idéalisme  : Le voyageur au-dessus de la mer de nuages  de Caspar David Friedrich (vers 1818).


Faust, désormais, n'est plus habité par aucune image, aucun mythe, seulement par une ambition démesurée et une solitude sidérale, tel un personnage nietzschéen habité par la prémonition de la "volonté de puissance" et par l'aspiration au règne du "surhomme". 


LE CHEVAL DE TURIN, DE BELA TARR  (2012)

“Chez Nietzsche, par exemple, nous retrouvons le surhomme, l'être pétri d'instincts immoraux, dont le Dieu est mort, qui usurpe à son profit la divinité, ou plutôt la démonie, et vit "en marge du Bien et du Mal". Où a donc sombré dans le cosmos nietzschéen l'élément féminin, l'âme? (C.G. Jung)

Le spectre de Nietzsche plane sur le film du cinéaste hongrois, Bela tarr, Le Cheval de Turin, Ours d'argent au festival de Berlin de l'année dernière. Le titre de l'œuvre est en effet une allusion directe à un épisode de la vie de l'auteur de "Ainsi parlait Zarathoustra", évoquée en exergue dans le générique du film. Lorsqu'il était à Turin, Nietzsche a été le témoin d'une scène au cours de laquelle un cocher battait son cheval qui refusait d'avancer. Le philosophe allemand s'était précipité vers l'animal pour l'enlacer. À la suite de cet événement, le philosophe sombra dans une folie douce jusqu'à sa mort.

 



À la différence d'Alexandre Sokourov, Bela Tarr s'attache dans son film à restituer le temps qui s'écoule dans un lieu (une petite ferme) où rien ne se passe vraiment en dehors des actes répétitifs d'un vieil homme paralysé d'un bras, assisté de sa fille. Le soir elle l'aide à se coucher, le matin à s'habiller. Ils déjeunent d'un verre d'eau de vie et à midi ils passent à table pour manger chacun une pomme de terre bouillie; cela, pendant six jours.

Ce rituel et quelques actions régulières comme celle d'aller puiser l'eau dans un puits, d'alimenter la cuisinière à bois et de faire cuire les pommes de terre, rythment les journées des deux personnages qui n'échangent aucune parole.

L'événement central qui joue un rôle déclencheur est le refus, le premier jour, du cheval d'effectuer une sortie avec sa charrette. Le deuxième jour, une nouvelle tentative échoue. Ce jour-là, un visiteur familier vient acheter une bouteille d'eau de vie et se lance dans un discours que le vieux cocher rejette méprisant. Le troisième jour, le cheval refuse de s'alimenter. Des gitans de passage viennent puiser de l'eau avant de repartir après avoir donné un livre à la jeune femme; une Bible dont elle épelera péniblement les mots. Le quatrième jour, le puits est tari. Le cinquième, l'homme et la femme mettent le peu d'affaires qu'ils ont dans une mallette et, trainant leur cheval, disparaissent lentement derrière l'horizon d'où ils ne tardent pas à ressortir pour regagner leur demeure. Le sixième jour, le vent violent qui s'est levé depuis le début du film et n'a pas arrêté de mugir et de balayer le paysage désolé, tombe brusquement puis, malgré les tentatives du vieil homme, la lampe à pétrole s'éteint sans raison apparente.

 

Austère et épurée jusqu'à l'ascétisme, l'œuvre de Bela Tarr fonctionne avec une précision d'horloge, avec d'incidentes variations qui contribuent à la détraquer imperceptiblement jusqu'à l'arrêt. Quand on a eu la patience de se laisser immerger dans l'univers répétitif, silencieux et rauque de ce film, il y a peu de chance que l'on puisse l'oublier un jour. Il marque le spectateur d'une manière indélébile. Pourquoi?

La beauté formelle des images en noir et blanc est sans doute pour beaucoup dans cette impression. Chaque plan est une œuvre d'art. Les formes sont comme sculptées par l'ombre et la lumière et comme empreintes d'un caractère immémorial indélébile. La pauvreté des matériaux, leur caractère artisanal presque primitif, les place hors du temps. Seuls les habits permettent à peu près de situer l'action au début du XIXe siècle.

 

 

La simplicité du ressort dramatique du film, cette soudaine mélancolie qui s'empare du cheval qui perd jusqu'à la volonté de se nourrir, installe aussi au cœur du film un mystère total qui ne sera jamais résolu car il est celui de la vie même. Celle du cheval n'est plus animée par aucune volonté; on ne saura jamais pourquoi et c'est peut-être ce mystère fondamental qui a donné un coup fatal à la raison défaillante de Nietzsche dont l'œuvre s'appuie en grande partie sur les notions d'énergie et de volonté.

Avec la référence à Nietzsche, on est conduit à l'expérience de Bela Tarr, témoin de l'érection d'un empire,— l'empire communiste qui s'est érigé sur cette notion de l'"homme nouveau" guidé par la raison et la science, maître de son destin, dominateur de la nature —, d'où la vie s'est brusquement retirée. Un tel écroulement est celui d'un ensemble de représentations psychiques, c'est-à-dire d'images intérieures qui, une fois confrontées à la réalité extérieure, s'étaient vérifiées inaptes à relever le défi de la vie réelle et historique.

"L'âme est une suite d'images" disait Jung, c'est-à-dire de représentations. D'où le soin méticuleux apporté par le cinéaste hongrois comme par le réalisateur russe à la perfection des images. Chez Sokourov, il y a comme un rappel des images peintes et de tout ce qu'elles représentent au plan psychique, culturel et historique, qui se sont retirées de l'âme occidentale et ont cessés de lui parler. Chez Bela tarr, l'image est dépouillée comme le monde qu'elle représente est réduit à l'essentiel vital sans rien de superflu. C'est l'image de l'homme des commencements… et des recommencements. Elle a la force irréfragable, primordiale, de l'archétype. C'est pour cela qu'elle nous touche de manière indélébile : elle s'enracine en nous en tant qu'hommes et en tant qu'espèce, et rien, jamais, ne pourra l'en retirer. 


Hédi Dhoukar


 

mercredi 13 février 2013

UN GRAND ALAIN RESNAIS

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Tout est représentation. Le mythe de la caverne qui illustre le mieux cette idée recourt à l’allégorie de la représentation théâtrale : des hommes attachés dans l’obscurité d’une caverne, le dos tourné au soleil, voient sur la paroi leur faisant face défiler les ombres des passants projetés par le jour avec les objets qu’ils portent, et des animaux, et les prennent pour la réalité. Pour Platon, ce mythe illustre d’abord le fait que l’homme est le prisonnier de ses sens. Une idée qui a connu des développements très féconds mettant en évidence le caractère subjectif de la réalité. Ainsi sommes-nous des passants, des formes changeantes de la matière comme d’autres : arbres, pierres, édifices…
Mais nous sommes aussi dotés d’une subjectivité qui se perpétue à travers le langage, les images et les sons ; les supports éphémères de constructions immatérielles développant sans cesse une vision collective qui survit au temps. L’art en est l’expression la plus achevée, surtout l’art dit de « fiction ». Le cinéma d'auteur coiffe à peu près tous les autres arts et les intègre dans son langage spécifique, tout comme il intègre les représentations intellectuelles et philosophiques. Une œuvre d’art cinématographique est toujours riche en résonances diverses, correspondances et connotations. Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais en est un exemple particulièrement significatif.

Alain Resnais a toujours été un fan, au sens juvénile du terme, de toute fiction, depuis la bande dessinée, au roman, au théâtre, et jusqu’à la chanson populaire en passant par l’anthropologie et l’histoire contemporaine, le documentaire et la science-fiction. Son approche candide, souriante, détachée, signe toutes ses œuvres où  la superficialité la  plus légère ouvre parfois sur des profondeurs insondables.
Et Vous n’avez encore rien vu, son dernier film, est la somme d’à peu près l’ensemble de son œuvre, dans la mesure où il y développe sa vision de la réalité du monde en allant directement à l’essentiel et en l’articulant autour d’idées au sens platonicien du terme : celles de l’homme, de la femme, du couple, de l’amour, de la mort, de la vérité. Ce qu’il y a d’absolu dans chacun de ces termes étant inaccessible, le seul moyen de s’en approcher consiste, comme le papillon d’une allégorie mystique, à jouer avec son feu jusqu’à s’y consumer. C’est un jeu avec la vérité qui repose entièrement sur la vérité du jeu. Il nécessite un sujet fort et des acteurs de très haut niveau.

Le sujet est simple. Un auteur-metteur en scène de théâtre fait convoquer dans sa propriété tous les acteurs qui ont joué dans son adaptation d’Eurydice, la pièce d’Euripide revisitée par Jean Anouilh, puis par notre auteur qui y a ajouté des éléments d’une autre pièce d’Anouilh, Cher Antoine, ou l’amour raté . Le film commence par l’arrivée des acteurs appelés par leurs noms de la vie courante : Michel Piccoli, Pierre Arditi, Sabine Azéma, Lambert Wilson, Anne Consigny, Mathieu Amalric… qui sont invités par un maître de cérémonie à prendre place dans la vaste pièce d'une demeure au style invraisemblable ressemblant à un caprice et évoquant vaguement les contes de fée, à la manière du décor de fantaisie dessiné par Bilal pour  La vie est un roman . Nous sommes donc dans un lieu imaginaire, situé dans un lieu inconnu et ne ressemblant à rien de familier. Une fois installés, les acteurs sont informés que l’auteur-réalisateur  avec lequel ils ont travaillé est mort laissant un testament dans lequel il invite à leur rassemblement dans sa demeure afin de visionner une adaptation moderne d’Euridyce tirée de son œuvre, pour qu’ils donnent leur avis. Il s’agit de savoir si l’œuvre tient toujours la route. Si elle survit à son auteur. La salle est par la suite plongée dans le noir et, sur un écran de cinéma, commence la projection, en noir et blanc, de l’œuvre interprétée par de jeunes comédiens dans un décor sans âme, en parpaing, ciment, chaises métalliques et bidons… Au fur et à mesure que défile la projection de la pièce en quatre actes, de spectateurs les comédiens rassemblés se mettent à relayer les acteurs  de la pièce filmée, et la vaste salle  dans laquelle ils se trouvent se transforme par un jeu de portes et de murs coulissants en une scène de théâtre ouvrant sur divers plateaux figurant tour à tour le décor d’un quai de gare, d’un bistrot, ou d’une chambre d’hôtel. 

À travers ces représentations dédoublées comme par un effet de miroir, nous sommes invités à suivre l’aventure tragique d’Orphée et d’Eurydice; comment ils se rencontrent, comment il tombent amoureux l’un de l’autre, comment le musicien Orphée perd son Eurydice et comment la Mort lui accorde le privilège d’aller la retrouver dans les enfers avec la possibilité de la ramener au monde des vivants à la condition de ne pas la regarder, et comment il échoue. Tour à tour, les comédiens de la salle et ceux du film projeté se relaient pour jouer les diverses scènes dans des décors qui changent. Deux générations d’acteurs se relaient et trois styles ; classique interprété avec majesté par le couple Wilson-Consigny ; romantique avec le fiévreux couple Arditi-Azéma et moderne joué sur l’écran par Sylvain Dieuaide et Vimala Pons de la Troupe de la Colombe dans un style brechtien. Mais ce sont, bien entendu, les acteurs d’Alain Resnais qui ont la vedette pour réinterprèter pour nous les épisodes de la tragédie dans laquelle le père d’Euridyce est joué par Michel Piccoli et sa mère par Anny Duperay et le messager de la Mort par un Mathieu Amalric.


C’est à ce niveau que se révèle l’art d’Alain Resnais qui consiste à utiliser ses acteurs pour décliner les divers moments forts de la pièce avec des tonalités, et des musiques dirait-on, différentes. Ici, les acteurs, bien que jouant leurs propres personnages, ne sont plus que des masques antiques, des personas, des visages sculptés par la notoriété et le métier. Ils livrent la quintessence des personnages mythiques qu’ils interprètent tout en restant des acteurs de cinéma en mission commandée : celle de s’assurer de l’éternité d’une œuvre d’art par la vérité qu’ils sont capables de lui donner et par la vie qu’ils sont en mesure de lui insuffler, à travers le jeu et la représentation.

La pièce est en fait un palimpseste. Sur le mythe évoqué par Euripide, Anouilh est venu  en ajouter d’autres, puis l’auteur-metteur en scène de théâtre du film est venu y  mêler une autre pièce du même Anouilh et sur tout cela Alain Resnais a inscrit les thèmes principaux de son œuvre cinématographique : l’amour, idéal impossible compromis par les faux semblants de la vérité et des mensonges ; le couple toujours contradictoire et déchiré ; la liberté entravée par les déterminismes ; la mémoire bouleversée sous l’effet des sentiments qui perd ses repères ; la mort comme réalité absolue à laquelle les passions aspirent comme à la seule possibilité de leur apaisement. Le film est quant à lui une écholalie : des scènes reflètent d’autres scènes lesquelles reflètent à leur tour la scène originelle de la rencontre d’un homme et d’une femme où l’amour déclenche leur fusion qui débouche sur une création —une œuvre d’art, ici,  en l’occurrence — ; le tout reflétant l’angoisse d’un artiste qui, à l’approche de la mort, se demande si son art lui survivra,  qui se prolonge en générique de fin, avec l’air de Frank Sinatra : It was a very good year.

mercredi 23 janvier 2013

TABOU, OU LE FRUIT DOUX-AMER D'UNE PART MAUDITE

Tabou désigne une montagne fictive au Mozambique, une ex-colonie portugaise, au pied de laquelle se déroule l’essentiel de l’histoire racontée. Par delà les références cinéphiles qu’il évoque, ce nom, d’invention, fait sens dans le cadre de la fiction imaginée par Mariana Ricardo et Miguel Gomes. Ce dernier qui est aussi le réalisateur du film met ici ses pas dans ceux des grands auteurs-réalisateurs du Septième art, porteurs d’une vision et gros d’une œuvre. Son film qui est tout entier un hommage à cet art dont la période classique est désormais achevée, tente de renouer avec la magie inimitable du film argentique en noir et blanc. Mais il est en même temps un renvoi mélancolique au temps où la grandeur de l’Occident reposait sur les malheurs de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie.

Tabou s’ouvre sur un paysage d’Afrique. Un colon solitaire, précédé par des Noirs occupés à lui frayer un passage dans la savane, est filmé immobile et triste tandis qu’une voix off nous livre ses pensées intérieures : le courage qui pousse le colon est une chose, se dit-il, mais les raisons de son cœur en sont une autre. C’est son cœur lourd d’une peine d’amour après la mort de sa bien-aimée qui l’a poussé dans l’aventure, mais voilà que le fantôme de la disparue lui apparait en rêve. Il poursuit sa route en ayant compris qu’il ne lui sert à rien de poursuivre plus longtemps sa fuite. Il s’arrête au bord d’une rivière où il a vu un crocodile, salue sa suite d'un geste, puis on entend le bruit d’un plongeon. L’escorte africaine du colon entame une danse : parce qu'il s’est libéré de ses fantômes ou parce que ses domestiques se sont libérés de lui ?



Après cette séquence en exergue, le film ouvre une première partie intitulée « Paradis perdu » qui entre en résonance avec le titre du film, puisque Tabou signifie l’Interdit et que dans le mythe biblique la chute d’Adam et Ève est consécutive à la transgression de l’Interdit par le premier couple humain. Le paradis perdu est, pour cette raison, une réalité psychologique, le souvenir de l’innocence première avant l’apparition du serpent tentateur. Le paradis perdu est celui des âmes qui souffrent d’avoir été coupées de leur origine.
Cette première partie se passe à Lisbonne, à la fin du mois de décembre censée être synonyme de fêtes en souvenir de la naissance de Jésus (Noël) et de l’espoir (Nouvel An). Mais c’est une partie marquée par la tristesse,  le deuil, un ciel plombé et le crachin.

Dans un immeuble moderne nous faisons la connaissance de Pilar au visage mûr, grave et toujours songeur, puis de Santa et enfin d’Aurora.
Pilar se révèle au fil du film comme une catholique au cœur bon qui prie Saint-Antoine. Santa est une domestique africaine sévère et stoïque, digne et ferme. Elle s’occupe d’ Aurora, une femme âgée qui l’utilise comme son souffre-douleurs, l’accuse de tous les maux avant d’aller se plaindre d’elle auprès de Pilar sa voisine.

Pilar prend en pitié la vieille femme, impressionnée par sa personnalité raffinée et sa classe. Santa va et vient entre sa maîtresse et sa voisine chaque fois qu’un problème nécessite l’intervention de cette dernière. Puis Aurora, victime d’un malaise, réunit ses dernières forces pour dicter de son lit d’hôpital un nom à Santa : Ventura Gian Luca. Pilar va à la recherche de l’inconnu et le ramène de son hospice. C’est un vieil homme à la taille élancée et aux yeux délavés, les traits émaciés. Il  ne reverra pas Aurora vivante, mais de retour du cimetière, il raconte  à Pilar et Santa son histoire qui débute ainsi : « Aurora avait une ferme en Afrique ». 

La phrase qui reprend le début du récit de Karen Blixen  Out of Africa  porté à l’écran par Sydney Pollak,— tout comme le titre du film renvoie au film de Murnau, « Tabu »—, est une citation qui mériterait à elle seule un autre article. Il tracerait une filiation entre plusieurs films traitant de l’altérité et du rapport aux colonies comme India Song de Marguerite Duras, Le fleuve de Jean Renoir, — un film auquel Miguel Gomes voue une grande admiration—, sans oublier Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog qui raconte les dérives mégalomaniaques d’un conquistador espagnol en Amazonie, joué par l’inoubliable Klaus Kinski. Il faudrait aussi évoquer tout une tradition romanesque occidentale, elle aussi achevée, avec des classiques comme La Condition humaine d’André Malraux, Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry ou  Le Sac du palais d’été  de Pierre Jean Rémy, sans oublier L’Étranger et La Peste d’Albert Camus. L’intérêt de toutes ces œuvres de fiction réside dans l’utilisation des colonies et de leurs cadres exotiques, comme la scène où se projettent  la puissance et la gloire de l’Europe, et où s’extériorisent les passions et les démons qui travaillent l’âme occidentale. Le film de Miguel Gomes qui se nourrit donc de tout un fond romanesque, renvoie aussi à un autre film portugais aussi  somptueux et mélancolique du regretté Raoul Ruiz , Les Mystères de Lisbonne, dont Tabou évoque la structure basée sur une autobiographie narrée également en deux parties par une voix off,  et qui raconte une saga familiale commençant au Portugal et se terminant dans les colonies.

Avec l’apparition du vieux Ventura s’ouvre la deuxième partie du film de Miguel Gomes intitulée « Paradis » et qui se déroule en Afrique aux pieds du Zambèze.

L’Afrique est dans ce film le « paradis » d’avant sa perte et même d’avant le langage des hommes. C’est peut-être pourquoi cette partie est muette, à l’exception du bruitage et de l’accompagnement musical, ainsi que de la voix-off dont on sait qu’elle appartient à Ventura et vient du « paradis perdu ».

L'Ève de ce paradis, c’est Aurora, l’aurore de la Femme. Elle est présentée comme une forte personnalité dotée d’une excellente éducation, la fille d’un puissant colon doublé d’un grand chasseur qui l'a élevée après la mort de sa mère et  dont elle perpétue l’amour par un comportement volontaire qui a fait d’elle une chasseuse réputée. C’est ce que la voix off appelle la personnalité bipolaire d’Aurora qui frappait son entourage, très bien rendue par le visage hanté par les ombres de Ana Moreira qui évoque par son extrême tension celui, halluciné, de Klaus Kinski dans Aguirre.  Puis Aurora rencontra un homme qui lui ressemble et se maria avec lui. Le mariage est scellé par un cadeau bien particulier  de son époux : un bébé crocodile. C’est un reptile de la même famille que le serpent. C’est lui qui mènera plus tard Aurora jusqu’à la maison de celui qui deviendra son amant et changera sa vie en destin tragique : Gian Luca Ventura.



 
Quand la liaison entre Ventura et Aurora se noue, nous en connaissons déjà la fin fatale.
Ce fait va nous amener à regarder le paradis avec l’imagination de ceux qui l’ont perdu et qui écoutent le récit que leur en fait le vieux Gian Luca : Pilar et Santa l’Africaine.

La catholique Pilar préoccupée d’aider, de rendre service, de sauver (on l'a vue manifester devant la représentation de l’ONU pour une cause humanitaire ) et qui est allée au secours de la vieille Aurora peut facilement s’identifier à cette dernière et comprendre son « péché ».

Pilar est le personnage central du film, son « pilier ». Elle représente la conscience malheureuse que, pour des raisons inconnues, on voit pleurer en silence au cinéma et dont on entend la prière adressée à Saint-Antoine qui aide à « retrouver ce qui est perdu », qui « calme la tempête » et « défait les chaînes ». Saint Antoine semble avoir exaucé ses prières. En trouvant Gian Luca, Pilar retrouve le paradis perdu ; le récit qu’en fait le vieil homme apaise la tempête de sa passion et, en déliant sa langue, défait la chaîne du secret, du tabou, entourant une histoire d’adultère scellée par un crime contre une personne tout aussi bonne et catholique que Pilar : Mario.

 Pilar aide et souffre en silence
Quant à Santa, écoutant ce récit, comment ne s’identifierait-elle pas à ces innombrables domestiques africains du film à qui incombent toutes les tâches qu’ils exécutent avec la même résignation digne et le courage stoïque qui la caractérisent ?  Elle, la souffre-douleurs comment pouvait-elle ressentir la façon dont le mari d’Aurora, la maîtresse qu’elle a servie consciencieusement jusqu’au bout, a maquillé l’assassinat de Mario en crime dont ont été accusés les  indépendantistes africains ?
La figure de Santa incarne est emblématique de la condition des Africains qui deviennent les boucs émissaires des turpitudes de leurs maîtres au moment précis où pointe leur libération.Une indépendance dont on sait qu'elle les a maintenus dans d'autres servitudes.

Dans la deuxième parie du film, Pilar et Santa apparaissent rétrospectivement comme les deux représentantes de deux paradis perdus différents : le paradis colonial pour l’une et, pour l’autre, le vrai paradis perdu, celui de la terre natale. En fait, Santa, dans cette cité d’Europe, est captive de ceux qui lui ont volé son paradis. Ce n’est pas dit, mais suggéré en creux par tout ce que l’on voit et que l'on devine au cours de cette partie muette. C’est ici que la séquence en exergue du film revêt toute son importance. Les images ressortissent bel et bien du passé colonial et en sont emblématiques par delà leur innocence naïve : des Noirs ouvrent le chemin à l’explorateur Blanc dans sa tenue la plus caractéristique. Il ne faut pas rechercher la signification de ses actes à travers les faits, nous dit la voix off, mais dans les raisons du cœur, c’est-à-dire dans un mal de l’âme. Ce mal est certes présenté comme une tragique histoire d’amour, mais, à travers le personnage de Pilar, le comportement d’Aurora et le récit de Ventura, par la référence au récit biblique de la chute, c’est une histoire liée au péché originel, à la promiscuité du Mal, à la transgression du Tabou, de tous les tabous. Tout est en effet emblématique dans ce film semblable à un fado, le genre musical portugais par excellence, immortalisé par la voix  à nulle autre pareille d'Amalia Rodriguez.
Un fado pour l'infortunée Afrique.

Comme un fado, — de fatum : destin— le film de Miguel Gomes a une beauté limpide autant dans la forme que dans le fond. Il résonne des mélancolies et des nostalgies de l’époque des décolonisations qui s’est prolongée jusqu’au milieu des années soixante-dix. Cette époque, décrite dans la partie « paradis » de Tabou, résonne de l’insouciance et de la gaîté d’une époque qui s’est révélée être celle du chant du cygne de l’aventure coloniale ; le chant triste et torturé de cette part maudite de l’histoire occidentale dans le miroir de laquelle le Narcisse européen contemple son image trouble;
tout entière concentrée dans la brève évocation de cet homme qui, à chaque fête, se met en retrait pour vider une bouteille de whisky avant de pointer sur sa tempe un révolver chargé d'une balle et d'appuer sur la détente. Pour expier quoi ?

Hédi Dhoukar

mercredi 1 août 2012

CHRIS MARKER, L'HOMME QUI FILMA UN RÊVE

CHRIS MARKER


Christian-François Bouche-Villeneuve, dit Chris Marker, est décédé le 30 juillet dernier, à l'âge de 91 ans.
Cet homme secret est mondialement connu des cinéphiles pour un film de 26 minutes : "La Jetée".

Réalisé en 1962,  ce film est une sorte de joyau unique et énigmatique de l'histoire du cinéma; un diamant d'une extraordinaire densité, toujours intact, impénétrable et transparent.
Façonné de façon artisanale, à l'aide de photos pour l'essentiel, il conserve un pouvoir de fascination inégalé. Et pour cause! "La jetée" est un rêve.
Il en a toutes les caractéristiques et il en possède l'inépuisable puissance de suggestion.

Sur la jetée de l'aéroport d'Orly un homme aperçoit la femme qui l'attend tout au bout. Elle le voit également. Il s'élance vers elle quand il est fauché par la balle d'un homme surgi de son avenir, sous les yeux d'un enfant qui n'est personne d'autre que l'homme qui vient de mourir. L'enfant gardera toute sa vie le souvenir de cette scène fulgurante et l'image obsédante de l'inconnue, sans savoir qu'il est lui-même l'homme qui sera /et a été abattu.
Une guerre arrive qui met fin à la vie sur terre.
Dans les sous-sols d'un Paris détruit, quelques survivants parmi l'armée d'occupation se livrent à des expériences sur leurs rares prisonniers autochtones.
Parmi eux, l'enfant devenu grand.

Tel est l'étonnant scénario du film.
Sa matière est le temps. Mais ce n'est pas le temps habituel lié à l'espace. C'est le temps de la mémoire qui n'a pas besoin, pour exister, de l'espace, ni même du mouvement, c'est-à-dire de la durée. Chris Marker fait défiler le temps à l'aide d'une succession de photos, d'instantanés. Des images en noir et blanc qui sont comme patinées, burinées par la quintessence des âges écoulés. Un commentaire en voix off les accompagne qui nous en dit le sens. Et c'est tout.

Le film se poursuit par des photos d'un Paris détruit. La voix off  du récitant nous explique que la guerre ayant rendu la terre inhabitable, des survivants de l'armée occupante se livrent dans les sous-sols parisiens à des expériences sur les prisonniers. Ils essaient d'avoir une jonction avec le passé pour créer un couloir dans le temps par lequel acheminer des vivres et des moyens pour la survie.
Ils cherchent et finissent par trouver un patient capable de supporter leurs manipulations, avec, dans sa mémoire,  un souvenir suffisamment fort pour être en mesure, tel un fil d'Ariane, de les sortir du tunnel du mortel présent, en les reliant au passé d'avant la guerre.
L'homme qu'ils trouvent est obsédé par le visage d'une femme qu'enfant, il a entrevue au bout de la jetée de l'aéroport d'Orly.

Surmontant les affres de l'expérience sur ses neurones, il s'accroche à ce visage et  finit par trouver la femme avec laquelle il arrive à créer une liaison mentale.  Il apprend à la trouver. Elle apprend à s'habituer à cet inconnu surgi de nulle part. Ils parviennent même à se fréquenter, se donnant rendez-vous dans un Paris encore vivant, au Jardin des plantes et ailleurs… Puis ils conviennent d'un rendez-vous sur la jetée d'Orly, sans que l'homme-cobaye sache que ses incessants contacts dans le passé ont été mis à profit par les savants. Ils sont parvenus en le suivant à opérer des jonctions avec le passé et même avec un avenir lointain vers lequel ils l'ont expédié. Il y a rencontré  les représentants d'une humanité parvenue à un stade élevé de sagesse, scientifiquement supérieure, qui lui ont donné un produit de leur technologie pour assurer la survie du genre humain.
Ayant ainsi réussi leur expérience et opéré une jonction avec l'avenir, les savants devaient cependant veiller à ce que leur cobaye ne revienne plus vers le passé d'avant la guerre. Cela aurait en effet pour conséquence d'annuler tous leurs efforts et de ne plus maintenir de liaison dans le temps qu'avec un passé promis à la guerre. Ils le faisaient donc suivre par un tueur qui, voyant l'homme sur le point d'atteindre la femme de ses tribulations mentales, l'abat sous les yeux d'un enfant.

L'enfant a vu un moment de son futur : celui précédant sa mort.
L'homme, en s'élançant à la rencontre de la femme a fixé le visage de cette dernière dans le souvenir de l'enfant qu'il était, en train de se promener avec ses parents, sur la jetée de l'aéroport d'Orly.

Comment une telle chose peut-elle s'expliquer ? C'est toute l'énigme de ce film si court et si dense.
S'il s'agissait d'un scénario de science-fiction, on pourrait s'en tirer par un tour de passe-passe en se fiant à une prétendue logique scientifique. Ce serait s'embarquer dans des chimères futuristes embrouillées et fumeuses, comme le fit Terry Gilliams en transposant le scénario de la Jetée dans un roboratif film de science-fiction hollywoodien : L'armée des Douze singes !
Non. La Jetée n'est pas un film de science-fiction. C'est un film d'introspection qui sonde un mystère humain bien réel : notre rapport au temps et à l'espace.

Le temps et l'espace n'existent pas! De Kant à Bergson en passant par Schopenhauer, nous savons qu'il n'existe pas dans l'univers d'objets qu'on puisse percevoir qui s'appellent "temps", ou "espace". Dans le monde, il n'y a ni avant, ni après, ni aujourd'hui ni demain, pas plus qu'il n'y a de haut et de bas, de devant ni d'arrière. Toutes ces notions purement subjectives sont préformées dans notre cerveau qui en a besoin pour se représenter le monde objectif. Bien que cela soit difficile à concevoir, c'est une vérité admise. Sa meilleure illustration se trouve dans le rêve qui ignore les dimensions de l'espace et du temps, qui se joue de la perspective et des volumes, où les  âges et les époques peuvent se trouver agencés de manière aléatoire. Dans le rêve, tout est possible et, quand on sort d'un rêve, on est persuadé de sa réalité, pénétré par sa vérité! Aussi surprenant que puisse nous paraître le contenu d'un rêve, nous passons du rêve à la réalité comme on tourne la page d'un même livre!

La jetée fonctionne sur ce principe. Sa vérité impénétrable est indestructible puise sa force dans le fait que nous sommes faits, comme disait Shakespeare, de la même "étoffe" que les rêves, et sa beauté dans l'histoire de cet homme et de cette femme qui tâtonnent et se cherchent à travers un temps et un espace impropables, pour maintenir un lien et pour se connaître et qui, ce faisant, rendent la vie possible : la plus tragique histoire d'amour qu'on puisse imaginer.
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Lien pour visionner le film sur Dailymotion :
http://www.dailymotion.com/video/xmhqsu_la-jetee-marker-1962_shortfilms


dimanche 3 juin 2012

FESTIVAL DE CANNES

Le Festival de Cannes bénéficie d'une image de marque prestigieuse dans le monde entier. Mais ce n'est qu'une institution de l'État français. Née dans la foulée de la libération du pays elle a reflété, avec de nombreuses autres institutions liées aux divers secteurs de la vie économique et sociale, le redressement de la France sous la direction du général De Gaulle dont André Malraux avait été le ministre de la Culture.

Cette institution  est d'autant plus politique qu'elle exprime, dans une certaine mesure, le défi d'indépendance lancé par De Gaulle à la face des alliés occidentaux vassalisés par Washington. Elle signifie indirectement la fierté nationale d'un pays qui a inventé la photographie et le cinématographe, même si cette dernière invention est contestée par les États-uniens. Plus important encore, cette institution rappelle que la France est toujours le seul pays occidental doté d'une industrie cinématographique (c'est-à-dire soutenue par une politique toujours vigoureuse) capable de rivaliser, au plan mondial, avec le géant d'outre-Atlantique.

Cela étant dit, il est bon de rappeler que le Festival de Cannes, en tant qu'institution d'État,  reflète la politique de la France. Ce qui explique les nombreux prix de complaisance décernés au fil des années, l'impact des considérations économiques/de marché sur les Palmes d'or, et l'aspect caisse de résonance idéologique que l'on voit cette année encore fonctionner à plein régime à la gloire de l'entreprise de recolonisation et de dévastation de la Libye : la campagne de bombardement de l'OTAN qui a fait 160 000 tués libyens et a livré ce pays au chaos. Un film a été commis dans ce but par l'homme, un soi-disant "philosophe" épris de gloriole, qui a été directement complice de cette opération de grand banditisme international. Une opération, qui a été elle-même, rappelons-le,  un spectacle monté de toutes pièces depuis les studios d'Al-Jazeera, de la BBC et de France 24, c'est-à-dire des institutions médiatiques des États qui ont directement préparé l'expédition guerrière sous couvert d'une prétendue révolte populaire contre Kadhafi. Cette opération mondiale de lavage de cerveau et de destruction d'un pays n'a même pas profité au peuple libyen, désormais renvoyé à l'âge tribal, mais uniquement à ceux qui  se trouvent aujourd'hui au pouvoir pour se remplir les poches, et à leurs alliés de l'étranger qui pompent les richesses du pays.

Cannes célèbre ça!
Quelle indécence!

Le texte qui suit rapporte comment un écrivain entré dans la postérité, Georges Simenon,  a découvert fortuitement la vérité derrière les paillettes. Il est extrait de l'introduction de Claude Gauteur à la correspondance de Federico Fellini avec Georges Simenon, Carissimo Simenon, Mon cher Fellini, publiée aux éditions des Cahiers du Cinéma.


Tout a commencé, écrit Claude Gauteur,  en 1960, lors de la présentation de La dolce vita à Cannes, mais on ne l'a su que des années plus tard.
Le "samedi 29 mai 1976", Georges Simenon, qui n'écrit plus depuis 1972, dicte le texte suivant, rendu public deux ans après :

”Hier a eu lieu la clôture du Festival de Cannes. Comme toujours, il a eu des sifflets, des applaudissements, des bousculades, sinon des pugilats. Comme toujours aussi, les journalistes sont en désaccord avec la plupart des prix décernés par le jury. Cela me rappelle de vieux souvenirs. À mon retour des États-Unis, je m'étais provisoirement installé à Cannes et j'avais assisté, anonyme, sans fonctions ni responsabilités, à deux festivals. Le directeur général de celui-ci m'avait demandé de présider le jury d'un des prochains festivals et j'avais dit que cela ne m'arriverait jamais.
J'ignorais que l'année suivante, ou deux ans après, le gouvernement belge me prierait de présider le jury du film à l'Exposition internationale de Bruxelles. J'ai eu beau essayer de me dérober, il a fallu en fin de compte que j'accepte.
Aucune pression n'a été faite sur nous, ni de la part des organisateurs, ni de la part des producteurs.
Seulement, quelques semaines plus tard, je recevais la visite du directeur général du Festival de Cannes.
—Maintenant que vous avez accepté cette présidence du jury à Bruxelles, vous ne pouvez pas me refuser de l'être à Cannes.
Le raisonnement, encore que spécieux, était assez convaincant et j'ai fini par accepter.
C'est alors que j'ai connu les coulisses du Festival. Le jury disposait d'une petite pièce dans le palais où il se réunissait presque chaque matin. Le premier jour de cette réunion, je m'étonne de voir entrer le directeur général et je lui demande candidement:

—Qu'est-ce que vous venez faire ici ?
Je lui souligne que le jury était entièrement libre, en principe, de ses décisions, il n'avait pas à assister à nos délibérations et je l'ai prié de sortir.
C'était un fort galant homme, très bien élevé, plutôt timide en apparence et sympathique par surcroît. Mais, puisque jury il y avait, ce jury devait rester entièrement libre.
Cela a créé quelques remous, pas trop. Mais ce même directeur général m'a appris par la suite, entre quatre z'yeux, qu'il était soumis lui-même à une juridiction plus élevée : celle du Ministère des Affaires étrangères.
Il s'agissait que tel pays, qui assurait la plupart des grandes attractions, des grands dîners, des grands cocktails, des grands défilés de vedettes ait au moins une part prépondérante dans la distribution des prix.
Je crois lui avoir dit que je m'en foutais, que j'étais là pour voir des films, tout comme mes collègues, et que nous ne faisions pas de diplomatie.
Dès ce moment-là, il s'est montré inquiet. Je rencontrais presque tous les jours, comme on se rencontre au Carlton, le délégué du ministère des Affaires étrangères chargé de surveiller les opérations. C'était alors — je suppose qu'il est toujours là — un homme fort sympathique. Il faisait son métier.
Puisque l'on m'avait confié la présidence du jury, je m'obstinais à faire le mien aussi et à n'écouter ni ce que disait l'un, ni ce que disait l'autre.
Mon vieil ami Jean Cocteau qui a été, si je ne me trompe, deux ou trois fois président du jury, avait lui trouvé le moyen de contenter tout le monde. Il créait, chaque année, un certain nombre de prix spéciaux, ce qui était strictement interdit par la Fédération des Festivals, car cette fédération existe et possède un règlement qu'on ne doit normalement pas enfreindre.
Le jour de la dernière délibération, quand on enferme le jury dans une chambre avec un somptueux buffet froid et des cigares non moins somptueux, le directeur général m'avait supplié de le tenir au courant heure par heure des délibération. J'ai refusé. je ne citerai pas le nom des candidats que l'on me suggérait. C'était un dosage savant, mais qui venait tout droit des Affaires étrangères. Grâce à la complicité de mon ami Henry Miller qui m'avait dit simplement : "Dites-moi pour qui vous voulez que je vote", nous avons pu donner la Palme d'or à celui qui avait le moins de chance de l'avoir, c'est-à-dire à Fellini, pour son film La dolce vita, qui reste un pilier du cinéma”.


La dolce vita, le film de Federico Fellini, primé à Cannes en 1960 avait d'autant moins de chances de recevoir une telle consécration qu'il allait totalement  à contre-courant de l'idéologie triomphante de l'époque : celle qui sera célébrée sous l'appellation des "Trente glorieuses", ou celle des "Sixties"! Il fallait un génie authentique de la trempe de Fellini pour voir derrière la réalité du triomphe de la société de consommation la faillite de l'esprit et la décadence d'une civilisation. Georges Simenon, un génie de la même trempe, rompu dans l'art de sonder le cœur humain, l'avait compris.

Nous sommes aujourd'hui en plein dans cette décadence qui conduit l'humanité entière au bord de l'abîme. 

L'affiche française focalise sur la femme et laisse croire que le titre du film est à prendre au pied de la lettre
L'affiche italienne souligne la déliquescence d'une société et laisse entendre que le titre a un caractère ironique

Le Festival de Cannes continue malgré tout d'être le reflet de son époque en montrant de quelle manière (non fellinienne), un clown médiatique, prétendument philosophe, expose à la face du monde sa fierté d'avoir joué un rôle dans la mort de dizaines de milliers d'innocents. Le titre de son "documenteur", Le serment de Tobrouk, a des résonances funestes qui renvoient au roi Arthur et aux chevaliers qui, faisant serment de "libérer le tombeau du Christ", lançaient une première Croisade, suivie de plusieurs autres.


LA DOLCE VITA, OU LES TABLEAUX D'UNE DÉRIVE

Dans ce film de près de trois heures, Federico Fellini (1920-1993) déroule une fresque en plusieurs tableaux de la vie romaine et de la société italienne à la fin des années cinquante. La prospérité est là après l'œuvre de reconstruction d'après guerre, et une certaine "douceur de vivre" est là, mais le monde a changé. Le spectre de la guerre froide rôde dans les recoins de la conscience et  on approche de la crise des missiles de Cuba qui mettra le monde au bord de la guerre atomique. C'est le fil invisible sur lequel se déroule le film comme un funambule incarné par le journaliste de presse à sensation, Marcello Rubini (Marcello Mastroianni), en quête perpétuelle de "scoop" et de ragots sur la vie mondaine. Mais  ce personnage qui rêve de devenir écrivain est en crise, fuyant en permanence une compagne dramatiquement possessive et jalouse, et en quête de l'évènement ou de la rencontre qui changerait sa vie. C'est ainsi qu'il hante la Rome des noctambules, suivi le plus souvent par le photographe de presse Paparazzo (d'où découlera dans les dictionnaire le nom générique du photographe  de presse à scandales : paparazzi, au pluriel).

Le désir de Marcello Rubini de fuir son couple et d'échapper à sa condition de petit bourgeois d'origine provinciale est le fil directeur du film, avec certainement un fond autobiographique. Il relie le journaliste, comme le papillon de nuit à la flamme, à Maddalena (Anouk Aimée), une femme désœuvrée de la grande bourgeoisie qui a mis une croix sur l'amour comme sur toute illusion, et cherche à apporter du piquant à sa vie en se laissant porter par ses vices et ses caprices. Maddalena, raffinée et précieuse à l'image de sa classe, reste  hors de portée de Rubini qui ne peut obtenir d'elle que des étreintes passagères, à la sauvette.
Ses pérégrinations nocturnes l'amènent à une fête donnée dans le milieu du cinéma en l'honneur de deux vedettes américaines arrivées à Rome pour le tournage d'un peplum. Il est le témoin d'une dispute entre les deux stars, qui forment dans la vie un couple qui s'entredéchire: lui (Alex Barker), miné par l'alcoolisme, elle, Anita Ekberg, incarnation du mythe féminin, sorte de Vénus inaccessible et perdue, adulée et solitaire : une Étoile que Marcello, éperdu d'admiration, tentera d'approcher, et même de toucher, dans une scène devenue mythique tournée dans les eaux de la fontaine de Trévi, à l'issue d'une course poursuite  derrière la star.

En célébrant ainsi le 7ème Art, ce "ruban de rêves" comme disait Orson Welles, Fellini  dévoile à quel point il se nourrit également de la misère affective et psychique de ces acteurs que l'on retrouve vidés au petit jour, comme des jouets sans âmes. C'est la scène devant l'hôtel quand Robert, le mari de la star Sylvia, corrige cette dernière et assomme Rubini.
Au cours de cette séquence consacrée au milieu du cinéma, Fellini exprime aussi tout l'amour qu'il porte aux acteurs qui sont à la fois la matière première et une source d'inspiration de son œuvre. Il y esquisse une vision de la détresse de l'acteur qu'il portera à la perfection dans "Toby Dammit" (avec un inoubliable Terence Stamp dans le rôle titre), qui est la contribution de Fellini en 1968 au film à sketchs,  "Histoires extraordinaires", d'après Edgar Allan Poe.
Derrière l'enchantement, il y a le désenchantement,  comme la mort est derrière la vie.

Mais voila le journaliste à tout faire appelé sur un autre théâtre de la misère, populaire cette fois, pour couvrir rien moins qu'un "miracle"! Deux enfants auraient eu une apparition de la Vierge. La télévision a dressé ses projecteurs et ses mégaphones pour le rejouer à l'intention de toute l'Italie. Tout ce que le pays compte d'éclopés, de sinistrés de la vie, de désespérés affluent vers cette banlieue triste de Rome aux rues en terre battue. Sous une pluie battante la télévision interroge les parents des enfants et les journalistes maintiennent le téléspectateur en haleine avec des commentaires creux auxquels nous sommes maintenant habitués puis, au petit jour, quand les deux enfants timides et apeurés pointeront fébrilement du doigt,  sans être visiblement d'accord, pour désigner  l'endroit de l'apparition, on réalise l'escroquerie montée par des parents sans scrupule. Tout cela pour ça! Toute l'histoire de la télévision peut-être ainsi résumée qui se charge désormais de la mise en scène de la réalité et du conditionnement du public; peu importe le reste.

Dans une autre séquence mémorable de cette fresque à plusieurs tableaux, Marcello Rubini apprend la mort de son ami, le célèbre écrivain Steiner déjà présenté au spectateur à l'occasion d'une soirée littéraire organisée à son domicile, à laquelle le journaliste et sa compagne avaient été conviés et au cours de laquelle Rubini a évoqué avec son ami son désir de se mettre à l'écriture. Steiner s'est donné la mort après avoir tué ses deux enfants en bas âge. Sa femme, sortie faire ses courses, n'était pas encore rentrée chez elle et il fallait la prévenir avant son retour vers l'immeuble envahi par une meute de journalistes bouchant les escaliers. L'acte de Steiner, Marcello Rubini le devine, s'explique par une confidence qu'il lui fit lors de la soirée littéraire quand il lui avoua son angoisse devant un avenir hanté par le péril nucléaire. Il avait pris conscience de  l'impuissance de l'intellectuel et en avait tiré la conclusion que la seule liberté qui lui restait était de se soustraire avec ses enfants  de ce monde empoisonné par la peur, où toute liberté ne pouvait qu'être illusoire.

 L'écrivain Steiner présente, à Emma, sa femme et ses deux enfants qu'il tuera

Cet épisode dramatique s'inscrit dans un decrescendo de l'œuvre amorcé et agencé autour de plusieurs séquences, comme celle où Marcello Rubini rencontre son père venu le voir depuis sa province. Il n'a rien d'autre à lui offrir que des plaisirs nocturnes au cabaret et les bras d'une danseuse compréhensive,  s'achevant avec l'image pitoyable d'un père ramené au petit jour à la triste réalité de son âge et de la mort qui le guette. Dans une autre séquence, le journaliste s'est retiré pour écrire dans un café du bord de mer. À la vue du visage lumineux et innocent de la jeune serveuse, il semble entrevoir tout le chemin à parcourir pour retrouver sa propre innocence. Découragé, il est repris par sa fuite en avant à la recherche de plaisirs fugaces, dans des soirées données par la haute société décadente, aux côtés de fantômes d'une aristocratie errant dans les ruines d'un prestigieux passé ou dans celles, plus triviales et plus alcoolisées, données par une bourgeoisie à la recherche de défoulements, à défaut d'un sens à la vie. À l'issue de cette dernière soirée, Marcello Rubini se retrouve déambulant au petit matin au bord de la mer avec ses compagnons d'orgie. La petite serveuse au visage radieux lui apparaît pour l'inviter du geste à la rejoindre dans son café. Il semble se rappeler un moment  son désir d'écrire pour prendre le chemin qui le mène vers lui-même. Mais il se détourne du spectacle de la jeune fille pour contempler, fasciné,  le cadavre en décomposition d'un monstre marin aux yeux ouverts, ramené par les vagues.

Avec le recul, on prend la mesure de cette œuvre et du talent de Fellini qui, en artiste véritable, avait pressenti dans ce film à la fois l'accession au sommet d'une culture et les symptômes de sa chute qui s'amorçait.

Comme pour la plupart des monuments du cinéma, tels que Citizen Kane d'Orson Welles et ses autres films, 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, pour ne citer que ces deux réalisateurs,  la presse et le public firent très mauvais accueil à  La dolce vita .

Laissons le dernier mot à Georges Simenon dont le texte se termine ainsi :

”Tout ce qu'il me resterait à ajouter c'est que, quand j'ai lu le palmarès à la séance de clôture, j'ai été sifflé plus qu'abondamment tandis que quelques-uns seulement applaudissaient en ayant presque honte d'être l'exception. Il est vrai qu'à midi, le jour même, déjeunant avec des producteurs internationaux, alors que ceux-ci ne connaissaient pas encore le résultat de nos délibérations, il n'y en avait pas un, et ils le déclaraient avec assurance, qui aurait acheté les droits mondiaux du film pour cinquante-mille dollars!”