mercredi 1 août 2012

CHRIS MARKER, L'HOMME QUI FILMA UN RÊVE

CHRIS MARKER


Christian-François Bouche-Villeneuve, dit Chris Marker, est décédé le 30 juillet dernier, à l'âge de 91 ans.
Cet homme secret est mondialement connu des cinéphiles pour un film de 26 minutes : "La Jetée".

Réalisé en 1962,  ce film est une sorte de joyau unique et énigmatique de l'histoire du cinéma; un diamant d'une extraordinaire densité, toujours intact, impénétrable et transparent.
Façonné de façon artisanale, à l'aide de photos pour l'essentiel, il conserve un pouvoir de fascination inégalé. Et pour cause! "La jetée" est un rêve.
Il en a toutes les caractéristiques et il en possède l'inépuisable puissance de suggestion.

Sur la jetée de l'aéroport d'Orly un homme aperçoit la femme qui l'attend tout au bout. Elle le voit également. Il s'élance vers elle quand il est fauché par la balle d'un homme surgi de son avenir, sous les yeux d'un enfant qui n'est personne d'autre que l'homme qui vient de mourir. L'enfant gardera toute sa vie le souvenir de cette scène fulgurante et l'image obsédante de l'inconnue, sans savoir qu'il est lui-même l'homme qui sera /et a été abattu.
Une guerre arrive qui met fin à la vie sur terre.
Dans les sous-sols d'un Paris détruit, quelques survivants parmi l'armée d'occupation se livrent à des expériences sur leurs rares prisonniers autochtones.
Parmi eux, l'enfant devenu grand.

Tel est l'étonnant scénario du film.
Sa matière est le temps. Mais ce n'est pas le temps habituel lié à l'espace. C'est le temps de la mémoire qui n'a pas besoin, pour exister, de l'espace, ni même du mouvement, c'est-à-dire de la durée. Chris Marker fait défiler le temps à l'aide d'une succession de photos, d'instantanés. Des images en noir et blanc qui sont comme patinées, burinées par la quintessence des âges écoulés. Un commentaire en voix off les accompagne qui nous en dit le sens. Et c'est tout.

Le film se poursuit par des photos d'un Paris détruit. La voix off  du récitant nous explique que la guerre ayant rendu la terre inhabitable, des survivants de l'armée occupante se livrent dans les sous-sols parisiens à des expériences sur les prisonniers. Ils essaient d'avoir une jonction avec le passé pour créer un couloir dans le temps par lequel acheminer des vivres et des moyens pour la survie.
Ils cherchent et finissent par trouver un patient capable de supporter leurs manipulations, avec, dans sa mémoire,  un souvenir suffisamment fort pour être en mesure, tel un fil d'Ariane, de les sortir du tunnel du mortel présent, en les reliant au passé d'avant la guerre.
L'homme qu'ils trouvent est obsédé par le visage d'une femme qu'enfant, il a entrevue au bout de la jetée de l'aéroport d'Orly.

Surmontant les affres de l'expérience sur ses neurones, il s'accroche à ce visage et  finit par trouver la femme avec laquelle il arrive à créer une liaison mentale.  Il apprend à la trouver. Elle apprend à s'habituer à cet inconnu surgi de nulle part. Ils parviennent même à se fréquenter, se donnant rendez-vous dans un Paris encore vivant, au Jardin des plantes et ailleurs… Puis ils conviennent d'un rendez-vous sur la jetée d'Orly, sans que l'homme-cobaye sache que ses incessants contacts dans le passé ont été mis à profit par les savants. Ils sont parvenus en le suivant à opérer des jonctions avec le passé et même avec un avenir lointain vers lequel ils l'ont expédié. Il y a rencontré  les représentants d'une humanité parvenue à un stade élevé de sagesse, scientifiquement supérieure, qui lui ont donné un produit de leur technologie pour assurer la survie du genre humain.
Ayant ainsi réussi leur expérience et opéré une jonction avec l'avenir, les savants devaient cependant veiller à ce que leur cobaye ne revienne plus vers le passé d'avant la guerre. Cela aurait en effet pour conséquence d'annuler tous leurs efforts et de ne plus maintenir de liaison dans le temps qu'avec un passé promis à la guerre. Ils le faisaient donc suivre par un tueur qui, voyant l'homme sur le point d'atteindre la femme de ses tribulations mentales, l'abat sous les yeux d'un enfant.

L'enfant a vu un moment de son futur : celui précédant sa mort.
L'homme, en s'élançant à la rencontre de la femme a fixé le visage de cette dernière dans le souvenir de l'enfant qu'il était, en train de se promener avec ses parents, sur la jetée de l'aéroport d'Orly.

Comment une telle chose peut-elle s'expliquer ? C'est toute l'énigme de ce film si court et si dense.
S'il s'agissait d'un scénario de science-fiction, on pourrait s'en tirer par un tour de passe-passe en se fiant à une prétendue logique scientifique. Ce serait s'embarquer dans des chimères futuristes embrouillées et fumeuses, comme le fit Terry Gilliams en transposant le scénario de la Jetée dans un roboratif film de science-fiction hollywoodien : L'armée des Douze singes !
Non. La Jetée n'est pas un film de science-fiction. C'est un film d'introspection qui sonde un mystère humain bien réel : notre rapport au temps et à l'espace.

Le temps et l'espace n'existent pas! De Kant à Bergson en passant par Schopenhauer, nous savons qu'il n'existe pas dans l'univers d'objets qu'on puisse percevoir qui s'appellent "temps", ou "espace". Dans le monde, il n'y a ni avant, ni après, ni aujourd'hui ni demain, pas plus qu'il n'y a de haut et de bas, de devant ni d'arrière. Toutes ces notions purement subjectives sont préformées dans notre cerveau qui en a besoin pour se représenter le monde objectif. Bien que cela soit difficile à concevoir, c'est une vérité admise. Sa meilleure illustration se trouve dans le rêve qui ignore les dimensions de l'espace et du temps, qui se joue de la perspective et des volumes, où les  âges et les époques peuvent se trouver agencés de manière aléatoire. Dans le rêve, tout est possible et, quand on sort d'un rêve, on est persuadé de sa réalité, pénétré par sa vérité! Aussi surprenant que puisse nous paraître le contenu d'un rêve, nous passons du rêve à la réalité comme on tourne la page d'un même livre!

La jetée fonctionne sur ce principe. Sa vérité impénétrable est indestructible puise sa force dans le fait que nous sommes faits, comme disait Shakespeare, de la même "étoffe" que les rêves, et sa beauté dans l'histoire de cet homme et de cette femme qui tâtonnent et se cherchent à travers un temps et un espace impropables, pour maintenir un lien et pour se connaître et qui, ce faisant, rendent la vie possible : la plus tragique histoire d'amour qu'on puisse imaginer.
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Lien pour visionner le film sur Dailymotion :
http://www.dailymotion.com/video/xmhqsu_la-jetee-marker-1962_shortfilms


dimanche 3 juin 2012

FESTIVAL DE CANNES

Le Festival de Cannes bénéficie d'une image de marque prestigieuse dans le monde entier. Mais ce n'est qu'une institution de l'État français. Née dans la foulée de la libération du pays elle a reflété, avec de nombreuses autres institutions liées aux divers secteurs de la vie économique et sociale, le redressement de la France sous la direction du général De Gaulle dont André Malraux avait été le ministre de la Culture.

Cette institution  est d'autant plus politique qu'elle exprime, dans une certaine mesure, le défi d'indépendance lancé par De Gaulle à la face des alliés occidentaux vassalisés par Washington. Elle signifie indirectement la fierté nationale d'un pays qui a inventé la photographie et le cinématographe, même si cette dernière invention est contestée par les États-uniens. Plus important encore, cette institution rappelle que la France est toujours le seul pays occidental doté d'une industrie cinématographique (c'est-à-dire soutenue par une politique toujours vigoureuse) capable de rivaliser, au plan mondial, avec le géant d'outre-Atlantique.

Cela étant dit, il est bon de rappeler que le Festival de Cannes, en tant qu'institution d'État,  reflète la politique de la France. Ce qui explique les nombreux prix de complaisance décernés au fil des années, l'impact des considérations économiques/de marché sur les Palmes d'or, et l'aspect caisse de résonance idéologique que l'on voit cette année encore fonctionner à plein régime à la gloire de l'entreprise de recolonisation et de dévastation de la Libye : la campagne de bombardement de l'OTAN qui a fait 160 000 tués libyens et a livré ce pays au chaos. Un film a été commis dans ce but par l'homme, un soi-disant "philosophe" épris de gloriole, qui a été directement complice de cette opération de grand banditisme international. Une opération, qui a été elle-même, rappelons-le,  un spectacle monté de toutes pièces depuis les studios d'Al-Jazeera, de la BBC et de France 24, c'est-à-dire des institutions médiatiques des États qui ont directement préparé l'expédition guerrière sous couvert d'une prétendue révolte populaire contre Kadhafi. Cette opération mondiale de lavage de cerveau et de destruction d'un pays n'a même pas profité au peuple libyen, désormais renvoyé à l'âge tribal, mais uniquement à ceux qui  se trouvent aujourd'hui au pouvoir pour se remplir les poches, et à leurs alliés de l'étranger qui pompent les richesses du pays.

Cannes célèbre ça!
Quelle indécence!

Le texte qui suit rapporte comment un écrivain entré dans la postérité, Georges Simenon,  a découvert fortuitement la vérité derrière les paillettes. Il est extrait de l'introduction de Claude Gauteur à la correspondance de Federico Fellini avec Georges Simenon, Carissimo Simenon, Mon cher Fellini, publiée aux éditions des Cahiers du Cinéma.


Tout a commencé, écrit Claude Gauteur,  en 1960, lors de la présentation de La dolce vita à Cannes, mais on ne l'a su que des années plus tard.
Le "samedi 29 mai 1976", Georges Simenon, qui n'écrit plus depuis 1972, dicte le texte suivant, rendu public deux ans après :

”Hier a eu lieu la clôture du Festival de Cannes. Comme toujours, il a eu des sifflets, des applaudissements, des bousculades, sinon des pugilats. Comme toujours aussi, les journalistes sont en désaccord avec la plupart des prix décernés par le jury. Cela me rappelle de vieux souvenirs. À mon retour des États-Unis, je m'étais provisoirement installé à Cannes et j'avais assisté, anonyme, sans fonctions ni responsabilités, à deux festivals. Le directeur général de celui-ci m'avait demandé de présider le jury d'un des prochains festivals et j'avais dit que cela ne m'arriverait jamais.
J'ignorais que l'année suivante, ou deux ans après, le gouvernement belge me prierait de présider le jury du film à l'Exposition internationale de Bruxelles. J'ai eu beau essayer de me dérober, il a fallu en fin de compte que j'accepte.
Aucune pression n'a été faite sur nous, ni de la part des organisateurs, ni de la part des producteurs.
Seulement, quelques semaines plus tard, je recevais la visite du directeur général du Festival de Cannes.
—Maintenant que vous avez accepté cette présidence du jury à Bruxelles, vous ne pouvez pas me refuser de l'être à Cannes.
Le raisonnement, encore que spécieux, était assez convaincant et j'ai fini par accepter.
C'est alors que j'ai connu les coulisses du Festival. Le jury disposait d'une petite pièce dans le palais où il se réunissait presque chaque matin. Le premier jour de cette réunion, je m'étonne de voir entrer le directeur général et je lui demande candidement:

—Qu'est-ce que vous venez faire ici ?
Je lui souligne que le jury était entièrement libre, en principe, de ses décisions, il n'avait pas à assister à nos délibérations et je l'ai prié de sortir.
C'était un fort galant homme, très bien élevé, plutôt timide en apparence et sympathique par surcroît. Mais, puisque jury il y avait, ce jury devait rester entièrement libre.
Cela a créé quelques remous, pas trop. Mais ce même directeur général m'a appris par la suite, entre quatre z'yeux, qu'il était soumis lui-même à une juridiction plus élevée : celle du Ministère des Affaires étrangères.
Il s'agissait que tel pays, qui assurait la plupart des grandes attractions, des grands dîners, des grands cocktails, des grands défilés de vedettes ait au moins une part prépondérante dans la distribution des prix.
Je crois lui avoir dit que je m'en foutais, que j'étais là pour voir des films, tout comme mes collègues, et que nous ne faisions pas de diplomatie.
Dès ce moment-là, il s'est montré inquiet. Je rencontrais presque tous les jours, comme on se rencontre au Carlton, le délégué du ministère des Affaires étrangères chargé de surveiller les opérations. C'était alors — je suppose qu'il est toujours là — un homme fort sympathique. Il faisait son métier.
Puisque l'on m'avait confié la présidence du jury, je m'obstinais à faire le mien aussi et à n'écouter ni ce que disait l'un, ni ce que disait l'autre.
Mon vieil ami Jean Cocteau qui a été, si je ne me trompe, deux ou trois fois président du jury, avait lui trouvé le moyen de contenter tout le monde. Il créait, chaque année, un certain nombre de prix spéciaux, ce qui était strictement interdit par la Fédération des Festivals, car cette fédération existe et possède un règlement qu'on ne doit normalement pas enfreindre.
Le jour de la dernière délibération, quand on enferme le jury dans une chambre avec un somptueux buffet froid et des cigares non moins somptueux, le directeur général m'avait supplié de le tenir au courant heure par heure des délibération. J'ai refusé. je ne citerai pas le nom des candidats que l'on me suggérait. C'était un dosage savant, mais qui venait tout droit des Affaires étrangères. Grâce à la complicité de mon ami Henry Miller qui m'avait dit simplement : "Dites-moi pour qui vous voulez que je vote", nous avons pu donner la Palme d'or à celui qui avait le moins de chance de l'avoir, c'est-à-dire à Fellini, pour son film La dolce vita, qui reste un pilier du cinéma”.


La dolce vita, le film de Federico Fellini, primé à Cannes en 1960 avait d'autant moins de chances de recevoir une telle consécration qu'il allait totalement  à contre-courant de l'idéologie triomphante de l'époque : celle qui sera célébrée sous l'appellation des "Trente glorieuses", ou celle des "Sixties"! Il fallait un génie authentique de la trempe de Fellini pour voir derrière la réalité du triomphe de la société de consommation la faillite de l'esprit et la décadence d'une civilisation. Georges Simenon, un génie de la même trempe, rompu dans l'art de sonder le cœur humain, l'avait compris.

Nous sommes aujourd'hui en plein dans cette décadence qui conduit l'humanité entière au bord de l'abîme. 

L'affiche française focalise sur la femme et laisse croire que le titre du film est à prendre au pied de la lettre
L'affiche italienne souligne la déliquescence d'une société et laisse entendre que le titre a un caractère ironique

Le Festival de Cannes continue malgré tout d'être le reflet de son époque en montrant de quelle manière (non fellinienne), un clown médiatique, prétendument philosophe, expose à la face du monde sa fierté d'avoir joué un rôle dans la mort de dizaines de milliers d'innocents. Le titre de son "documenteur", Le serment de Tobrouk, a des résonances funestes qui renvoient au roi Arthur et aux chevaliers qui, faisant serment de "libérer le tombeau du Christ", lançaient une première Croisade, suivie de plusieurs autres.


LA DOLCE VITA, OU LES TABLEAUX D'UNE DÉRIVE

Dans ce film de près de trois heures, Federico Fellini (1920-1993) déroule une fresque en plusieurs tableaux de la vie romaine et de la société italienne à la fin des années cinquante. La prospérité est là après l'œuvre de reconstruction d'après guerre, et une certaine "douceur de vivre" est là, mais le monde a changé. Le spectre de la guerre froide rôde dans les recoins de la conscience et  on approche de la crise des missiles de Cuba qui mettra le monde au bord de la guerre atomique. C'est le fil invisible sur lequel se déroule le film comme un funambule incarné par le journaliste de presse à sensation, Marcello Rubini (Marcello Mastroianni), en quête perpétuelle de "scoop" et de ragots sur la vie mondaine. Mais  ce personnage qui rêve de devenir écrivain est en crise, fuyant en permanence une compagne dramatiquement possessive et jalouse, et en quête de l'évènement ou de la rencontre qui changerait sa vie. C'est ainsi qu'il hante la Rome des noctambules, suivi le plus souvent par le photographe de presse Paparazzo (d'où découlera dans les dictionnaire le nom générique du photographe  de presse à scandales : paparazzi, au pluriel).

Le désir de Marcello Rubini de fuir son couple et d'échapper à sa condition de petit bourgeois d'origine provinciale est le fil directeur du film, avec certainement un fond autobiographique. Il relie le journaliste, comme le papillon de nuit à la flamme, à Maddalena (Anouk Aimée), une femme désœuvrée de la grande bourgeoisie qui a mis une croix sur l'amour comme sur toute illusion, et cherche à apporter du piquant à sa vie en se laissant porter par ses vices et ses caprices. Maddalena, raffinée et précieuse à l'image de sa classe, reste  hors de portée de Rubini qui ne peut obtenir d'elle que des étreintes passagères, à la sauvette.
Ses pérégrinations nocturnes l'amènent à une fête donnée dans le milieu du cinéma en l'honneur de deux vedettes américaines arrivées à Rome pour le tournage d'un peplum. Il est le témoin d'une dispute entre les deux stars, qui forment dans la vie un couple qui s'entredéchire: lui (Alex Barker), miné par l'alcoolisme, elle, Anita Ekberg, incarnation du mythe féminin, sorte de Vénus inaccessible et perdue, adulée et solitaire : une Étoile que Marcello, éperdu d'admiration, tentera d'approcher, et même de toucher, dans une scène devenue mythique tournée dans les eaux de la fontaine de Trévi, à l'issue d'une course poursuite  derrière la star.

En célébrant ainsi le 7ème Art, ce "ruban de rêves" comme disait Orson Welles, Fellini  dévoile à quel point il se nourrit également de la misère affective et psychique de ces acteurs que l'on retrouve vidés au petit jour, comme des jouets sans âmes. C'est la scène devant l'hôtel quand Robert, le mari de la star Sylvia, corrige cette dernière et assomme Rubini.
Au cours de cette séquence consacrée au milieu du cinéma, Fellini exprime aussi tout l'amour qu'il porte aux acteurs qui sont à la fois la matière première et une source d'inspiration de son œuvre. Il y esquisse une vision de la détresse de l'acteur qu'il portera à la perfection dans "Toby Dammit" (avec un inoubliable Terence Stamp dans le rôle titre), qui est la contribution de Fellini en 1968 au film à sketchs,  "Histoires extraordinaires", d'après Edgar Allan Poe.
Derrière l'enchantement, il y a le désenchantement,  comme la mort est derrière la vie.

Mais voila le journaliste à tout faire appelé sur un autre théâtre de la misère, populaire cette fois, pour couvrir rien moins qu'un "miracle"! Deux enfants auraient eu une apparition de la Vierge. La télévision a dressé ses projecteurs et ses mégaphones pour le rejouer à l'intention de toute l'Italie. Tout ce que le pays compte d'éclopés, de sinistrés de la vie, de désespérés affluent vers cette banlieue triste de Rome aux rues en terre battue. Sous une pluie battante la télévision interroge les parents des enfants et les journalistes maintiennent le téléspectateur en haleine avec des commentaires creux auxquels nous sommes maintenant habitués puis, au petit jour, quand les deux enfants timides et apeurés pointeront fébrilement du doigt,  sans être visiblement d'accord, pour désigner  l'endroit de l'apparition, on réalise l'escroquerie montée par des parents sans scrupule. Tout cela pour ça! Toute l'histoire de la télévision peut-être ainsi résumée qui se charge désormais de la mise en scène de la réalité et du conditionnement du public; peu importe le reste.

Dans une autre séquence mémorable de cette fresque à plusieurs tableaux, Marcello Rubini apprend la mort de son ami, le célèbre écrivain Steiner déjà présenté au spectateur à l'occasion d'une soirée littéraire organisée à son domicile, à laquelle le journaliste et sa compagne avaient été conviés et au cours de laquelle Rubini a évoqué avec son ami son désir de se mettre à l'écriture. Steiner s'est donné la mort après avoir tué ses deux enfants en bas âge. Sa femme, sortie faire ses courses, n'était pas encore rentrée chez elle et il fallait la prévenir avant son retour vers l'immeuble envahi par une meute de journalistes bouchant les escaliers. L'acte de Steiner, Marcello Rubini le devine, s'explique par une confidence qu'il lui fit lors de la soirée littéraire quand il lui avoua son angoisse devant un avenir hanté par le péril nucléaire. Il avait pris conscience de  l'impuissance de l'intellectuel et en avait tiré la conclusion que la seule liberté qui lui restait était de se soustraire avec ses enfants  de ce monde empoisonné par la peur, où toute liberté ne pouvait qu'être illusoire.

 L'écrivain Steiner présente, à Emma, sa femme et ses deux enfants qu'il tuera

Cet épisode dramatique s'inscrit dans un decrescendo de l'œuvre amorcé et agencé autour de plusieurs séquences, comme celle où Marcello Rubini rencontre son père venu le voir depuis sa province. Il n'a rien d'autre à lui offrir que des plaisirs nocturnes au cabaret et les bras d'une danseuse compréhensive,  s'achevant avec l'image pitoyable d'un père ramené au petit jour à la triste réalité de son âge et de la mort qui le guette. Dans une autre séquence, le journaliste s'est retiré pour écrire dans un café du bord de mer. À la vue du visage lumineux et innocent de la jeune serveuse, il semble entrevoir tout le chemin à parcourir pour retrouver sa propre innocence. Découragé, il est repris par sa fuite en avant à la recherche de plaisirs fugaces, dans des soirées données par la haute société décadente, aux côtés de fantômes d'une aristocratie errant dans les ruines d'un prestigieux passé ou dans celles, plus triviales et plus alcoolisées, données par une bourgeoisie à la recherche de défoulements, à défaut d'un sens à la vie. À l'issue de cette dernière soirée, Marcello Rubini se retrouve déambulant au petit matin au bord de la mer avec ses compagnons d'orgie. La petite serveuse au visage radieux lui apparaît pour l'inviter du geste à la rejoindre dans son café. Il semble se rappeler un moment  son désir d'écrire pour prendre le chemin qui le mène vers lui-même. Mais il se détourne du spectacle de la jeune fille pour contempler, fasciné,  le cadavre en décomposition d'un monstre marin aux yeux ouverts, ramené par les vagues.

Avec le recul, on prend la mesure de cette œuvre et du talent de Fellini qui, en artiste véritable, avait pressenti dans ce film à la fois l'accession au sommet d'une culture et les symptômes de sa chute qui s'amorçait.

Comme pour la plupart des monuments du cinéma, tels que Citizen Kane d'Orson Welles et ses autres films, 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, pour ne citer que ces deux réalisateurs,  la presse et le public firent très mauvais accueil à  La dolce vita .

Laissons le dernier mot à Georges Simenon dont le texte se termine ainsi :

”Tout ce qu'il me resterait à ajouter c'est que, quand j'ai lu le palmarès à la séance de clôture, j'ai été sifflé plus qu'abondamment tandis que quelques-uns seulement applaudissaient en ayant presque honte d'être l'exception. Il est vrai qu'à midi, le jour même, déjeunant avec des producteurs internationaux, alors que ceux-ci ne connaissaient pas encore le résultat de nos délibérations, il n'y en avait pas un, et ils le déclaraient avec assurance, qui aurait acheté les droits mondiaux du film pour cinquante-mille dollars!”