mercredi 23 janvier 2013

TABOU, OU LE FRUIT DOUX-AMER D'UNE PART MAUDITE

Tabou désigne une montagne fictive au Mozambique, une ex-colonie portugaise, au pied de laquelle se déroule l’essentiel de l’histoire racontée. Par delà les références cinéphiles qu’il évoque, ce nom, d’invention, fait sens dans le cadre de la fiction imaginée par Mariana Ricardo et Miguel Gomes. Ce dernier qui est aussi le réalisateur du film met ici ses pas dans ceux des grands auteurs-réalisateurs du Septième art, porteurs d’une vision et gros d’une œuvre. Son film qui est tout entier un hommage à cet art dont la période classique est désormais achevée, tente de renouer avec la magie inimitable du film argentique en noir et blanc. Mais il est en même temps un renvoi mélancolique au temps où la grandeur de l’Occident reposait sur les malheurs de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie.

Tabou s’ouvre sur un paysage d’Afrique. Un colon solitaire, précédé par des Noirs occupés à lui frayer un passage dans la savane, est filmé immobile et triste tandis qu’une voix off nous livre ses pensées intérieures : le courage qui pousse le colon est une chose, se dit-il, mais les raisons de son cœur en sont une autre. C’est son cœur lourd d’une peine d’amour après la mort de sa bien-aimée qui l’a poussé dans l’aventure, mais voilà que le fantôme de la disparue lui apparait en rêve. Il poursuit sa route en ayant compris qu’il ne lui sert à rien de poursuivre plus longtemps sa fuite. Il s’arrête au bord d’une rivière où il a vu un crocodile, salue sa suite d'un geste, puis on entend le bruit d’un plongeon. L’escorte africaine du colon entame une danse : parce qu'il s’est libéré de ses fantômes ou parce que ses domestiques se sont libérés de lui ?



Après cette séquence en exergue, le film ouvre une première partie intitulée « Paradis perdu » qui entre en résonance avec le titre du film, puisque Tabou signifie l’Interdit et que dans le mythe biblique la chute d’Adam et Ève est consécutive à la transgression de l’Interdit par le premier couple humain. Le paradis perdu est, pour cette raison, une réalité psychologique, le souvenir de l’innocence première avant l’apparition du serpent tentateur. Le paradis perdu est celui des âmes qui souffrent d’avoir été coupées de leur origine.
Cette première partie se passe à Lisbonne, à la fin du mois de décembre censée être synonyme de fêtes en souvenir de la naissance de Jésus (Noël) et de l’espoir (Nouvel An). Mais c’est une partie marquée par la tristesse,  le deuil, un ciel plombé et le crachin.

Dans un immeuble moderne nous faisons la connaissance de Pilar au visage mûr, grave et toujours songeur, puis de Santa et enfin d’Aurora.
Pilar se révèle au fil du film comme une catholique au cœur bon qui prie Saint-Antoine. Santa est une domestique africaine sévère et stoïque, digne et ferme. Elle s’occupe d’ Aurora, une femme âgée qui l’utilise comme son souffre-douleurs, l’accuse de tous les maux avant d’aller se plaindre d’elle auprès de Pilar sa voisine.

Pilar prend en pitié la vieille femme, impressionnée par sa personnalité raffinée et sa classe. Santa va et vient entre sa maîtresse et sa voisine chaque fois qu’un problème nécessite l’intervention de cette dernière. Puis Aurora, victime d’un malaise, réunit ses dernières forces pour dicter de son lit d’hôpital un nom à Santa : Ventura Gian Luca. Pilar va à la recherche de l’inconnu et le ramène de son hospice. C’est un vieil homme à la taille élancée et aux yeux délavés, les traits émaciés. Il  ne reverra pas Aurora vivante, mais de retour du cimetière, il raconte  à Pilar et Santa son histoire qui débute ainsi : « Aurora avait une ferme en Afrique ». 

La phrase qui reprend le début du récit de Karen Blixen  Out of Africa  porté à l’écran par Sydney Pollak,— tout comme le titre du film renvoie au film de Murnau, « Tabu »—, est une citation qui mériterait à elle seule un autre article. Il tracerait une filiation entre plusieurs films traitant de l’altérité et du rapport aux colonies comme India Song de Marguerite Duras, Le fleuve de Jean Renoir, — un film auquel Miguel Gomes voue une grande admiration—, sans oublier Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog qui raconte les dérives mégalomaniaques d’un conquistador espagnol en Amazonie, joué par l’inoubliable Klaus Kinski. Il faudrait aussi évoquer tout une tradition romanesque occidentale, elle aussi achevée, avec des classiques comme La Condition humaine d’André Malraux, Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry ou  Le Sac du palais d’été  de Pierre Jean Rémy, sans oublier L’Étranger et La Peste d’Albert Camus. L’intérêt de toutes ces œuvres de fiction réside dans l’utilisation des colonies et de leurs cadres exotiques, comme la scène où se projettent  la puissance et la gloire de l’Europe, et où s’extériorisent les passions et les démons qui travaillent l’âme occidentale. Le film de Miguel Gomes qui se nourrit donc de tout un fond romanesque, renvoie aussi à un autre film portugais aussi  somptueux et mélancolique du regretté Raoul Ruiz , Les Mystères de Lisbonne, dont Tabou évoque la structure basée sur une autobiographie narrée également en deux parties par une voix off,  et qui raconte une saga familiale commençant au Portugal et se terminant dans les colonies.

Avec l’apparition du vieux Ventura s’ouvre la deuxième partie du film de Miguel Gomes intitulée « Paradis » et qui se déroule en Afrique aux pieds du Zambèze.

L’Afrique est dans ce film le « paradis » d’avant sa perte et même d’avant le langage des hommes. C’est peut-être pourquoi cette partie est muette, à l’exception du bruitage et de l’accompagnement musical, ainsi que de la voix-off dont on sait qu’elle appartient à Ventura et vient du « paradis perdu ».

L'Ève de ce paradis, c’est Aurora, l’aurore de la Femme. Elle est présentée comme une forte personnalité dotée d’une excellente éducation, la fille d’un puissant colon doublé d’un grand chasseur qui l'a élevée après la mort de sa mère et  dont elle perpétue l’amour par un comportement volontaire qui a fait d’elle une chasseuse réputée. C’est ce que la voix off appelle la personnalité bipolaire d’Aurora qui frappait son entourage, très bien rendue par le visage hanté par les ombres de Ana Moreira qui évoque par son extrême tension celui, halluciné, de Klaus Kinski dans Aguirre.  Puis Aurora rencontra un homme qui lui ressemble et se maria avec lui. Le mariage est scellé par un cadeau bien particulier  de son époux : un bébé crocodile. C’est un reptile de la même famille que le serpent. C’est lui qui mènera plus tard Aurora jusqu’à la maison de celui qui deviendra son amant et changera sa vie en destin tragique : Gian Luca Ventura.



 
Quand la liaison entre Ventura et Aurora se noue, nous en connaissons déjà la fin fatale.
Ce fait va nous amener à regarder le paradis avec l’imagination de ceux qui l’ont perdu et qui écoutent le récit que leur en fait le vieux Gian Luca : Pilar et Santa l’Africaine.

La catholique Pilar préoccupée d’aider, de rendre service, de sauver (on l'a vue manifester devant la représentation de l’ONU pour une cause humanitaire ) et qui est allée au secours de la vieille Aurora peut facilement s’identifier à cette dernière et comprendre son « péché ».

Pilar est le personnage central du film, son « pilier ». Elle représente la conscience malheureuse que, pour des raisons inconnues, on voit pleurer en silence au cinéma et dont on entend la prière adressée à Saint-Antoine qui aide à « retrouver ce qui est perdu », qui « calme la tempête » et « défait les chaînes ». Saint Antoine semble avoir exaucé ses prières. En trouvant Gian Luca, Pilar retrouve le paradis perdu ; le récit qu’en fait le vieil homme apaise la tempête de sa passion et, en déliant sa langue, défait la chaîne du secret, du tabou, entourant une histoire d’adultère scellée par un crime contre une personne tout aussi bonne et catholique que Pilar : Mario.

 Pilar aide et souffre en silence
Quant à Santa, écoutant ce récit, comment ne s’identifierait-elle pas à ces innombrables domestiques africains du film à qui incombent toutes les tâches qu’ils exécutent avec la même résignation digne et le courage stoïque qui la caractérisent ?  Elle, la souffre-douleurs comment pouvait-elle ressentir la façon dont le mari d’Aurora, la maîtresse qu’elle a servie consciencieusement jusqu’au bout, a maquillé l’assassinat de Mario en crime dont ont été accusés les  indépendantistes africains ?
La figure de Santa incarne est emblématique de la condition des Africains qui deviennent les boucs émissaires des turpitudes de leurs maîtres au moment précis où pointe leur libération.Une indépendance dont on sait qu'elle les a maintenus dans d'autres servitudes.

Dans la deuxième parie du film, Pilar et Santa apparaissent rétrospectivement comme les deux représentantes de deux paradis perdus différents : le paradis colonial pour l’une et, pour l’autre, le vrai paradis perdu, celui de la terre natale. En fait, Santa, dans cette cité d’Europe, est captive de ceux qui lui ont volé son paradis. Ce n’est pas dit, mais suggéré en creux par tout ce que l’on voit et que l'on devine au cours de cette partie muette. C’est ici que la séquence en exergue du film revêt toute son importance. Les images ressortissent bel et bien du passé colonial et en sont emblématiques par delà leur innocence naïve : des Noirs ouvrent le chemin à l’explorateur Blanc dans sa tenue la plus caractéristique. Il ne faut pas rechercher la signification de ses actes à travers les faits, nous dit la voix off, mais dans les raisons du cœur, c’est-à-dire dans un mal de l’âme. Ce mal est certes présenté comme une tragique histoire d’amour, mais, à travers le personnage de Pilar, le comportement d’Aurora et le récit de Ventura, par la référence au récit biblique de la chute, c’est une histoire liée au péché originel, à la promiscuité du Mal, à la transgression du Tabou, de tous les tabous. Tout est en effet emblématique dans ce film semblable à un fado, le genre musical portugais par excellence, immortalisé par la voix  à nulle autre pareille d'Amalia Rodriguez.
Un fado pour l'infortunée Afrique.

Comme un fado, — de fatum : destin— le film de Miguel Gomes a une beauté limpide autant dans la forme que dans le fond. Il résonne des mélancolies et des nostalgies de l’époque des décolonisations qui s’est prolongée jusqu’au milieu des années soixante-dix. Cette époque, décrite dans la partie « paradis » de Tabou, résonne de l’insouciance et de la gaîté d’une époque qui s’est révélée être celle du chant du cygne de l’aventure coloniale ; le chant triste et torturé de cette part maudite de l’histoire occidentale dans le miroir de laquelle le Narcisse européen contemple son image trouble;
tout entière concentrée dans la brève évocation de cet homme qui, à chaque fête, se met en retrait pour vider une bouteille de whisky avant de pointer sur sa tempe un révolver chargé d'une balle et d'appuer sur la détente. Pour expier quoi ?

Hédi Dhoukar

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