Tout est
représentation. Le mythe de la caverne qui illustre le mieux cette idée recourt à
l’allégorie de la représentation théâtrale : des hommes attachés dans l’obscurité
d’une caverne, le dos tourné au soleil, voient sur la paroi leur faisant face
défiler les ombres des passants projetés par le jour avec les objets qu’ils
portent, et des animaux, et les prennent pour la réalité. Pour Platon, ce mythe
illustre d’abord le fait que l’homme est le prisonnier de ses sens. Une idée qui
a connu des développements très féconds mettant en évidence le caractère
subjectif de la réalité. Ainsi sommes-nous des passants, des formes changeantes
de la matière comme d’autres : arbres, pierres, édifices…
Mais nous sommes aussi
dotés d’une subjectivité qui se perpétue à travers le langage, les images et les
sons ; les supports éphémères de constructions immatérielles développant
sans cesse une vision collective qui survit au temps. L’art en est l’expression la plus
achevée, surtout l’art dit de « fiction ». Le cinéma d'auteur
coiffe à peu près tous les autres arts et les intègre dans son langage
spécifique, tout comme il intègre les représentations intellectuelles et
philosophiques. Une œuvre d’art cinématographique est toujours riche en
résonances diverses, correspondances et connotations. Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais en
est un exemple particulièrement significatif.
Alain Resnais a
toujours été un fan, au sens juvénile du terme, de toute fiction, depuis la
bande dessinée, au roman, au théâtre, et jusqu’à la chanson populaire en
passant par l’anthropologie et l’histoire contemporaine, le documentaire et la
science-fiction. Son approche candide, souriante, détachée, signe toutes ses
œuvres où la superficialité la plus légère ouvre parfois sur des profondeurs insondables.
Et Vous n’avez
encore rien vu, son dernier film, est la somme d’à peu près l’ensemble de son œuvre,
dans la mesure où il y développe sa vision de la réalité du monde en allant directement à l’essentiel
et en l’articulant autour d’idées au sens platonicien du terme : celles de
l’homme, de la femme, du couple, de l’amour, de la mort, de la vérité. Ce qu’il
y a d’absolu dans chacun de ces termes étant inaccessible, le seul moyen de
s’en approcher consiste, comme le papillon d’une allégorie mystique, à jouer
avec son feu jusqu’à s’y consumer. C’est un jeu avec la vérité qui repose
entièrement sur la vérité du jeu. Il nécessite un sujet fort et des acteurs de
très haut niveau.
Le sujet est simple. Un auteur-metteur en scène de théâtre fait convoquer dans sa propriété
tous les acteurs qui ont joué dans son adaptation d’Eurydice, la pièce
d’Euripide revisitée par Jean Anouilh, puis par notre auteur qui y a ajouté des
éléments d’une autre pièce d’Anouilh, Cher Antoine, ou l’amour
raté . Le film commence par l’arrivée des acteurs appelés par leurs noms
de la vie courante : Michel Piccoli, Pierre Arditi, Sabine Azéma, Lambert
Wilson, Anne Consigny, Mathieu Amalric… qui sont invités par un maître de
cérémonie à prendre place dans la vaste pièce d'une demeure au style
invraisemblable ressemblant à un caprice et évoquant vaguement les contes de
fée, à la manière du décor de fantaisie dessiné par Bilal pour La vie
est un roman . Nous sommes donc dans un lieu imaginaire, situé dans un lieu
inconnu et ne ressemblant à rien de familier. Une fois installés, les acteurs
sont informés que l’auteur-réalisateur
avec lequel ils ont travaillé est mort laissant un testament dans
lequel il invite à leur rassemblement dans sa demeure afin de visionner une
adaptation moderne d’Euridyce tirée de son œuvre, pour qu’ils donnent leur
avis. Il s’agit de savoir si l’œuvre tient toujours la route. Si elle survit à
son auteur. La salle est par la suite plongée dans le noir et, sur un écran de
cinéma, commence la projection, en noir et blanc, de l’œuvre interprétée par de
jeunes comédiens dans un décor sans âme, en parpaing, ciment, chaises
métalliques et bidons… Au fur et à mesure que défile la projection de la pièce
en quatre actes, de spectateurs les comédiens rassemblés se mettent à relayer les
acteurs de la pièce filmée, et la vaste salle dans laquelle ils se trouvent se transforme par un jeu de portes et de
murs coulissants en une scène de théâtre ouvrant sur divers plateaux figurant tour
à tour le décor d’un quai de gare, d’un bistrot, ou d’une chambre d’hôtel.
À travers ces
représentations dédoublées comme par un effet de miroir, nous sommes invités à
suivre l’aventure tragique d’Orphée et d’Eurydice; comment ils se rencontrent,
comment il tombent amoureux l’un de l’autre, comment le musicien Orphée perd
son Eurydice et comment la Mort lui accorde le privilège d’aller la retrouver
dans les enfers avec la possibilité de la ramener au monde des vivants à la
condition de ne pas la regarder, et comment il échoue. Tour à tour, les
comédiens de la salle et ceux du film projeté se relaient pour jouer les
diverses scènes dans des décors qui changent. Deux générations
d’acteurs se relaient et trois styles ; classique interprété avec majesté par le
couple Wilson-Consigny ; romantique avec le fiévreux couple Arditi-Azéma et
moderne joué sur l’écran par Sylvain Dieuaide et Vimala Pons de la Troupe de la
Colombe dans un style brechtien. Mais ce sont, bien entendu, les acteurs
d’Alain Resnais qui ont la vedette pour réinterprèter pour nous les épisodes de
la tragédie dans laquelle le père d’Euridyce est joué par Michel Piccoli et sa
mère par Anny Duperay et le messager de la Mort par un Mathieu Amalric.
C’est à ce niveau
que se révèle l’art d’Alain Resnais qui consiste à utiliser ses acteurs pour
décliner les divers moments forts de la pièce avec des tonalités, et des
musiques dirait-on, différentes. Ici, les acteurs, bien que jouant leurs
propres personnages, ne sont plus que des masques antiques, des personas, des visages sculptés par la
notoriété et le métier. Ils livrent la quintessence des personnages mythiques
qu’ils interprètent tout en restant des acteurs de cinéma en mission
commandée : celle de s’assurer de l’éternité d’une œuvre d’art par la
vérité qu’ils sont capables de lui donner et par la vie qu’ils sont en mesure
de lui insuffler, à travers le jeu et la représentation.
La pièce est en
fait un palimpseste. Sur le mythe évoqué par Euripide, Anouilh est venu en ajouter d’autres, puis l’auteur-metteur en scène de
théâtre du film est venu y mêler une
autre pièce du même Anouilh et sur tout cela Alain Resnais a inscrit les thèmes
principaux de son œuvre cinématographique : l’amour, idéal impossible
compromis par les faux semblants de la vérité et des mensonges ; le couple
toujours contradictoire et déchiré ; la liberté entravée par les
déterminismes ; la mémoire bouleversée sous l’effet des sentiments qui
perd ses repères ; la mort comme réalité absolue à laquelle les
passions aspirent comme à la seule possibilité de leur apaisement. Le film est
quant à lui une écholalie : des scènes reflètent d’autres scènes
lesquelles reflètent à leur tour la scène originelle de la rencontre d’un homme
et d’une femme où l’amour déclenche leur fusion qui débouche sur une création —une
œuvre d’art, ici, en l’occurrence — ;
le tout reflétant l’angoisse d’un artiste qui, à l’approche de la mort, se
demande si son art lui survivra, qui se prolonge en générique de fin, avec l’air
de Frank Sinatra : It was a very good year.