mercredi 13 février 2013

UN GRAND ALAIN RESNAIS

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Tout est représentation. Le mythe de la caverne qui illustre le mieux cette idée recourt à l’allégorie de la représentation théâtrale : des hommes attachés dans l’obscurité d’une caverne, le dos tourné au soleil, voient sur la paroi leur faisant face défiler les ombres des passants projetés par le jour avec les objets qu’ils portent, et des animaux, et les prennent pour la réalité. Pour Platon, ce mythe illustre d’abord le fait que l’homme est le prisonnier de ses sens. Une idée qui a connu des développements très féconds mettant en évidence le caractère subjectif de la réalité. Ainsi sommes-nous des passants, des formes changeantes de la matière comme d’autres : arbres, pierres, édifices…
Mais nous sommes aussi dotés d’une subjectivité qui se perpétue à travers le langage, les images et les sons ; les supports éphémères de constructions immatérielles développant sans cesse une vision collective qui survit au temps. L’art en est l’expression la plus achevée, surtout l’art dit de « fiction ». Le cinéma d'auteur coiffe à peu près tous les autres arts et les intègre dans son langage spécifique, tout comme il intègre les représentations intellectuelles et philosophiques. Une œuvre d’art cinématographique est toujours riche en résonances diverses, correspondances et connotations. Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais en est un exemple particulièrement significatif.

Alain Resnais a toujours été un fan, au sens juvénile du terme, de toute fiction, depuis la bande dessinée, au roman, au théâtre, et jusqu’à la chanson populaire en passant par l’anthropologie et l’histoire contemporaine, le documentaire et la science-fiction. Son approche candide, souriante, détachée, signe toutes ses œuvres où  la superficialité la  plus légère ouvre parfois sur des profondeurs insondables.
Et Vous n’avez encore rien vu, son dernier film, est la somme d’à peu près l’ensemble de son œuvre, dans la mesure où il y développe sa vision de la réalité du monde en allant directement à l’essentiel et en l’articulant autour d’idées au sens platonicien du terme : celles de l’homme, de la femme, du couple, de l’amour, de la mort, de la vérité. Ce qu’il y a d’absolu dans chacun de ces termes étant inaccessible, le seul moyen de s’en approcher consiste, comme le papillon d’une allégorie mystique, à jouer avec son feu jusqu’à s’y consumer. C’est un jeu avec la vérité qui repose entièrement sur la vérité du jeu. Il nécessite un sujet fort et des acteurs de très haut niveau.

Le sujet est simple. Un auteur-metteur en scène de théâtre fait convoquer dans sa propriété tous les acteurs qui ont joué dans son adaptation d’Eurydice, la pièce d’Euripide revisitée par Jean Anouilh, puis par notre auteur qui y a ajouté des éléments d’une autre pièce d’Anouilh, Cher Antoine, ou l’amour raté . Le film commence par l’arrivée des acteurs appelés par leurs noms de la vie courante : Michel Piccoli, Pierre Arditi, Sabine Azéma, Lambert Wilson, Anne Consigny, Mathieu Amalric… qui sont invités par un maître de cérémonie à prendre place dans la vaste pièce d'une demeure au style invraisemblable ressemblant à un caprice et évoquant vaguement les contes de fée, à la manière du décor de fantaisie dessiné par Bilal pour  La vie est un roman . Nous sommes donc dans un lieu imaginaire, situé dans un lieu inconnu et ne ressemblant à rien de familier. Une fois installés, les acteurs sont informés que l’auteur-réalisateur  avec lequel ils ont travaillé est mort laissant un testament dans lequel il invite à leur rassemblement dans sa demeure afin de visionner une adaptation moderne d’Euridyce tirée de son œuvre, pour qu’ils donnent leur avis. Il s’agit de savoir si l’œuvre tient toujours la route. Si elle survit à son auteur. La salle est par la suite plongée dans le noir et, sur un écran de cinéma, commence la projection, en noir et blanc, de l’œuvre interprétée par de jeunes comédiens dans un décor sans âme, en parpaing, ciment, chaises métalliques et bidons… Au fur et à mesure que défile la projection de la pièce en quatre actes, de spectateurs les comédiens rassemblés se mettent à relayer les acteurs  de la pièce filmée, et la vaste salle  dans laquelle ils se trouvent se transforme par un jeu de portes et de murs coulissants en une scène de théâtre ouvrant sur divers plateaux figurant tour à tour le décor d’un quai de gare, d’un bistrot, ou d’une chambre d’hôtel. 

À travers ces représentations dédoublées comme par un effet de miroir, nous sommes invités à suivre l’aventure tragique d’Orphée et d’Eurydice; comment ils se rencontrent, comment il tombent amoureux l’un de l’autre, comment le musicien Orphée perd son Eurydice et comment la Mort lui accorde le privilège d’aller la retrouver dans les enfers avec la possibilité de la ramener au monde des vivants à la condition de ne pas la regarder, et comment il échoue. Tour à tour, les comédiens de la salle et ceux du film projeté se relaient pour jouer les diverses scènes dans des décors qui changent. Deux générations d’acteurs se relaient et trois styles ; classique interprété avec majesté par le couple Wilson-Consigny ; romantique avec le fiévreux couple Arditi-Azéma et moderne joué sur l’écran par Sylvain Dieuaide et Vimala Pons de la Troupe de la Colombe dans un style brechtien. Mais ce sont, bien entendu, les acteurs d’Alain Resnais qui ont la vedette pour réinterprèter pour nous les épisodes de la tragédie dans laquelle le père d’Euridyce est joué par Michel Piccoli et sa mère par Anny Duperay et le messager de la Mort par un Mathieu Amalric.


C’est à ce niveau que se révèle l’art d’Alain Resnais qui consiste à utiliser ses acteurs pour décliner les divers moments forts de la pièce avec des tonalités, et des musiques dirait-on, différentes. Ici, les acteurs, bien que jouant leurs propres personnages, ne sont plus que des masques antiques, des personas, des visages sculptés par la notoriété et le métier. Ils livrent la quintessence des personnages mythiques qu’ils interprètent tout en restant des acteurs de cinéma en mission commandée : celle de s’assurer de l’éternité d’une œuvre d’art par la vérité qu’ils sont capables de lui donner et par la vie qu’ils sont en mesure de lui insuffler, à travers le jeu et la représentation.

La pièce est en fait un palimpseste. Sur le mythe évoqué par Euripide, Anouilh est venu  en ajouter d’autres, puis l’auteur-metteur en scène de théâtre du film est venu y  mêler une autre pièce du même Anouilh et sur tout cela Alain Resnais a inscrit les thèmes principaux de son œuvre cinématographique : l’amour, idéal impossible compromis par les faux semblants de la vérité et des mensonges ; le couple toujours contradictoire et déchiré ; la liberté entravée par les déterminismes ; la mémoire bouleversée sous l’effet des sentiments qui perd ses repères ; la mort comme réalité absolue à laquelle les passions aspirent comme à la seule possibilité de leur apaisement. Le film est quant à lui une écholalie : des scènes reflètent d’autres scènes lesquelles reflètent à leur tour la scène originelle de la rencontre d’un homme et d’une femme où l’amour déclenche leur fusion qui débouche sur une création —une œuvre d’art, ici,  en l’occurrence — ; le tout reflétant l’angoisse d’un artiste qui, à l’approche de la mort, se demande si son art lui survivra,  qui se prolonge en générique de fin, avec l’air de Frank Sinatra : It was a very good year.