vendredi 2 décembre 2011

MELANCHOLIA : UN FILM COUP DE POING

Dès les premières images du film de Lars Von Trier, le spectateur est confronté a quelque chose d'assez inédit au cinéma : des images pures, sans commentaire, sans logique donnée, sans histoire, à la beauté formelle  époustouflante. Ce sont  des compositions dont les couleurs, les formes, la plasticité expriment un univers intérieur ; des images oniriques chargées d'une symbolique propre au rêve où l'espace et le temps situent un ailleurs. Ces images muettes s'offrent à l' interprétation, sollicitent un effort, troublent le spectateur et font sourdre l'inquiétude, surtout, quand elles débouchent sur quelque chose d'aussi inouï que la fin du monde!







Après cette envoûtante entrée en matière, le spectateur est ramené brutalement sur terre  et le récit démarre vraiment avec un incident d'une telle incongruité que l'on a du mal à croire à son importance significative. Une luxueuse voiture toute blanche, longue comme un minibus, portant à son bord un couple de jeunes mariés et conduite par un chauffeur en tenue, peine à négocier un virage sur un chemin de campagne. Toute la première partie du film, intitulée Justine, est ainsi placée sous le sceau du détail discordant, du porte-à-faux, du pied-de-nez, de la fausse note, de la risette … Le tout  conduira à faire avorter une coûteuse cérémonie de mariage, organisée dans un luxueux château entouré d'un golf à dix-huit trous !

Le comportement de Justine (magnifique Kirsten Dunst)  prend tout le monde à rebrousse poil : Claire, sa sœur grave et dévouée (extraordinaire Charlotte Gainsbourg), le mari de cette dernière plein de fatuité,  sa mère irascible,  son prétentieux patron et surtout son mari qui, au moment où il pensait enfin consommer —n'est-ce pas?— son mariage, se retrouve seul en caleçon tandis que la jeune mariée se donne au premier venu (ou plutôt c'est elle qui le prend) sur le gazon, dans une sorte d'accouplement animal, vite fait!

Des critiques ont relevé, en le déplorant, le recours du réalisateur à la caméra portée à l'épaule pour filmer les scènes de repas, les apartés; des séquences qui sont comme volées à une fête  dissonante, crissante, crispante et comme déboussolée par le comportement de la mariée et ses humeurs. Ce choix est bien sûr justifié dans un film basé dès le départ sur l'opposition de deux mondes : un monde intérieur muet et clos des images d'ouverture. C'est celui notamment où l'on voit Justine morte flottant sur l'eau dans sa robe de mariée, comme la blanche Ophélie,  et un monde extérieur également clos, d'une rigueur classique, géré par Claire et son mari qui ont pris en charge tous les détails de la cérémonie. C'est ce monde qui va être perturbé jusqu'à son explosion finale par l'irruption de Justine et de sa mélancolie!

Le maître mot qui régit ce monde extérieur est Argent. Le beau-frère de Justine n'a que ce mot à la bouche, tout comme son patron dont l'autorité et la personnalité reposent uniquement sur sa puissance financière. Quand Justine lui dira qu'il est Rien, il quitte les lieux, penaud et défait : il n'existe que par sa subordination  à l'argent.
L'argent est partout : dans ce château, son immense parc, son personnel, les invités. Tout respire le luxe que procure la richesse.
Tout respire la réussite, le pouvoir, le raffinement. Comparé aux premières images du film, ce monde est la matérialisation du rêve éveillé de ce que l'on peut appeler la civilisation occidentale à l'heure de sa splendeur. Le couple formé par Kirsten Dunst et John Hurt, qui évoque celui formé par Nicole Kidman et Tom Cruise dans Eyes Wide Shut du regretté Stanley Kubrick, fait penser à la poupée Barbie et à Ken son fiancé. C'est un couple fétiche fait pour faire rêver : ils sont beaux, riches, parfaits, modèles et ils cachent, dans les deux films, une réalité enfouie, inquiétante et mortelle.


Dans la deuxième partie, intitulée Claire, Justine est devenue l'ombre d'elle-même,  en proie à la mélancolie et de plus en plus en phase avec son monde intérieur qui lui donne un savoir que sa sœur ne possède pas. Claire se fie aveuglément aux certitudes de son mari qui, à son tour, invoque le savoir scientifique pour rassurer sa femme : oui, la planète Melancholia qui se dirige vers la terre passera sans la heurter! les calculs scientifiques sont formels et il suit lui-même sur son propre télescope la trajectoire de cette planète venue de "derrière le soleil".

Certains ont vu dans le film de Lars Von Triers une œuvre de science fiction. Cela découle du réalisme extrême des images de la seconde partie du film, avec la progression de l'énorme planète Melancholia et le suspense angoissant qu'elle installe. Cependant, le fait est que nous avons connaissance de ces images, de l'image la plus spectaculaire en tout cas,  dès l'ouverture du film, et nous savons qu'elles  appartiennent  à la série des visions de Justine, à son univers intérieur miné par la mélancolie et la préparant à une dépression telle qu'on la verra pantelante comme une épave, incapable de se mouvoir sans aide.

La première partie amène donc progressivement Justine à la fin de son monde : elle se détache de sa mère, de son père, de son patron, de son mari et ne garde une relation qu'avec Claire, sa sœur, qui est aussi son double, complémentaire et opposé en tous points, y compris physique. C'est à dire qu'à la dualité de deux mondes opposés et complémentaires, l'un intérieur, l'autre extérieur, l'un caché, l'autre apparent, s'ajoute la dualité représentée par les deux sœurs : l'une qui est toujours dans un ailleurs, l'autre qui a toujours les pieds sur terre. Et l'on verra  à la fin du film que les deux sœurs évolueront  au point de ne plus  faire qu'une,  en se comportant comme les deux mères d'un seul enfant, le fils de Claire, et en n'ayant plus pour seule raison d'être que sa protection, pour le préserver jusqu'au bout de l'idée même de la mort.

Alors que la clé explicative de la première partie réside dans le monde intérieur de Justine, la clé de la seconde partie réside dans le monde extérieur de Claire. Celle-ci va se rapprocher de la vérité intérieure de sa sœur en réalisant que ses certitudes reposaient sur des apparence trompeuses. Devant le danger,  la lâcheté et la fatuité de son mari éclatent et, avec elles, ce monde extérieur dans lequel Claire avait  une confiance aveugle.

Le thème de la science-fiction ressort du monde imaginaire par excellence. Il n'est pas le seul à être convié par Lars Von Trier pour exprimer sa vision. Il recourt aussi au fantastique, notamment dans les séquences au cours desquelles on voit Claire, terrorisée, chercher à s'échapper du domaine du château pour aller, instinct grégaire?, vers "le village". Mais sa 4x4 refuse de démarrer. La batterie de la voiturette du terrain de golf expire opportunément et le cheval, dernier recours, se cabre devant un pont sur une rivière malgré les coups de cravache et finit par s'écrouler. Nous sommes bien dans un monde intérieur, celui dont on ne peut s'échapper! D'ailleurs, plutôt que de chercher à fuir vainement sa peur, Justine s'y abandonne en offrant son corps nu au clair de Melancholia.

Deux réflexions entendues dans le film expliquent sa structure thématique.

L'une éclaire la première partie : "la vie est mauvaise". On imagine facilement dans quels abîmes peut plonger un esprit qui découvre une telle vérité allant à l'encontre de la croyance la mieux chevillée au cœur de l'humanité.
La séquence parlante à cet égard est celle qui montre Justine, dans la bibliothèque du château, en train d'enlever furieusement des copies d'art abstrait exposées pour les remplacer par celles de peintures réalistes précédant la Renaissance, aux sombres  prémisses, notamment un tableau de Brueghel très en phase avec le film.


L'art abstrait, en s'éloignant du réel lui substitue un monde illusoire, semble nous dire ce geste.

La seconde est la réflexion qui explique l'origine de la planète Melancholia : un astre qui était caché par le soleil! Même les amateurs  de science-fiction les plus crédules ne peuvent croire une telle hypothèse. Il faut donc bien prendre cela comme une image métaphorique : la mélancolie est l'envers noir de l'astre doré, de la médaille rayonnante du luxe, de la puissance, de la beauté illusoire et de la vanité. Elle est un mal intérieur que cache notre apparente santé mentale. Quand on la découvre, elle fonce sur nous et nous pulvérise.

La force du film de Lars Von Trier réside dans sa capacité à matérialiser à ce point la mélancolie que, quand la terre est pulvérisée dans l'extraordinaire séquence finale, on reste sans voix, comme  estomaqué par un coup  à couper le souffle. Hébété. Sidéré.
Une planète de fiction qui détruit la terre ne peut pas nous laisser dans un tel état. C'est bien parce qu'on a été conduit, avec un art consommé et une maîtrise parfaite de l'image et des acteurs, à réaliser que toutes nos certitudes et notre ingéniosité ne nous sont d'aucun secours contre cette "vie mauvaise". En cela, ce film a quelque chose de prémonitoire qui entre en résonance avec notre époque. Le fait de voir, en cette année 2011, le jury du festival de Cannes passer à côté d'un tel chef-d'œuvre pour primer une boursouflure narcissique néo-aryenne digne des Témoins de Jéhovah, L'Arbre de vie est en soi un signe des temps que nous vivons.

UN ANTI-ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD

Melancholia évoque par certains aspects le film de Stanley Kubrick précédemment cité. Eyes Wide Shut est également construit sur une opposition monde intérieur/monde extérieur, monde de la vérité profonde/monde des apparences trompeuses.

Après avoir raconté à son mari, sous l'effet du shit, un rêve qu'elle fit où elle est séduite par un inconnu qui lui a fait l'amour, le mari, taraudé par la jalousie, plonge dans la nuit à la recherche du moyen de tromper sa femme. Il est conduit à découvrir un univers occulte terrifiant : celui du pouvoir sans entraves des puissants de ce monde qui donnent libre cours à leurs instincts dans l'enceinte d'un mystérieux château. C'est une sorte de descente aux enfers, mais qui se referme comme une parenthèse quand le couple décide de se reconstruire vaille que vaille en commençant par faire du shopping pour chercher un cadeau de Noël pour leur enfant . Noël ouvre et ferme malicieusement le film de Kubrick, avec un précipice vertigineux au milieu.

Mais c'est surtout à L'Année dernière à Marienbad (1961) que fait penser le film de Lars Von Triers. Dans cette œuvre commune d'Alain-Resnais et d'Alain Robbe-Grillet, nous avons aussi affaire à un château au milieu d'un parc, peuplé d'invités en tenue de soirée : un univers tout de luxe, de raffinement et de beauté incarnant une sorte de perfection, l'aboutissement d'une civilisation. Au cœur de ce monde filmé comme s'il était hors du temps se joue aussi le drame éternel du couple, de l'homme et de la femme et du désir amoureux sans lequel il n'y a pas de vie. 

Mais Melancholia est l'antithèse de Marienbad. Il est le film de la retombée du désir, l'histoire d'un couple qui se défait à peine formé et qui est à l'image des autres couples du film : le père et la mère de Justine qui ne se supportent plus; le couple Claire et son mari qui implose sous nos yeux. De plus, l'image du mâle est dévalorisée : le père de Justine est faible et méprisé par sa femme. Il se dérobe même aux confidences de sa fille au moment où elle avait le plus besoin de lui parler. Le mari de Claire se dégonfle comme une baudruche quand il réalise que son assurance ne reposait sur rien. Il se suicide en abandonnant à leur sort sa femme et son fils. Quant à l'époux de Justine, il ne trouve rien d'autre à lui offrir en guise de cadeau de mariage que la photo du verger au milieu duquel il compte l'installer. Après avoir vu les images intérieures de Justine que l'on a contemplées au début du film, on ne peut qu'être sidéré par tant de platitude et pris de pitié devant ce marié, si beau, abandonné en caleçon, tenant piteusement une photo de pommiers dans la main!

Melancholia est l'histoire du désir quand il se retire, quand Marienbad est le film du désir qui revient sans relâche à son objet comme les vagues à la grève. Inlassablement, un homme veut persuader une femme de le suivre tandis qu'elle hésite, retenue par un compagnon qui "gagne toujours" au jeu mais qui "peut perdre"; la mort ?
L'homme est beau et sûr de lui; la femme est ravissante et incertaine.


Une histoire de couple et de désir
Leur relation faite d'une alternance de résistance et de séduction se retrouve jusqu'au niveau formel du film, dans sa rigueur, la sobriété presque documentaire de ses plans, et l'architecture intérieure baroque, insaisissable, répétitive et fuyante du château.

Finalement, dans Melancholia, le seul couple réel est celui constitué d'un bout à l'autre du film par les deux sœurs. Il n'est pas fondé sur le désir, mais sur le besoin. Son but n'est pas la vie, fût-elle mauvaise, mais  l'affrontement d'une mort, donnée comme certaine.


Hédi Dhoukar


vendredi 16 septembre 2011

UNE SÉPARATION

Film iranien d'Asghar Farhadi avec Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini, Sareh Bayat, Babak Karimi.
Ours d'Or Berlin 2011
Ours d'Argent pour l'ensemble de l'interprétation féminine
Ours d'Argent pour l'ensemble de l'interprétation masculine.
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Avec plus de 800 000 entrées en France au bout de 12 semaines d'exploitation, Une séparation confirme le talent d'un auteur majeur du cinéma contemporain qui s'était déjà signalé  avec un film qui fut également très apprécié : À propos d'Elly (Ours d'Argent, Berlin 2009). 
Asghar Farhadi (39 ans), comme la plupart des grands réalisateurs de cinéma,(Welles, Renoir, Kurosawa, Kazan,etc.) vient du théâtre. De la vient sa maîtrise de la direction d'acteurs, la vivacité des cadrages basée sur l'exploitation des expressions et des états psychologiques d'où semble découler le choix du cadrage. Il est presque systématiquement en plans rapprochés qui accentuent l'impression de huis-clos et aboutissent à la substitution du traditionnel plan-séquence par un plan théâtral presque sans profondeur de champ, qui évoque, comme au théâtre, une unité espace/ temps donnant au cinéma de Farhadi une intensité particulière qui "scotche" le spectateur. Ses films sont ainsi caractérisés par une succession de plans-séquences filmés en plans rapprochés qui paraissent clos et qui sans cessent rebondissent créant un phénomène boule de neige qui densifie le drame. Le jeu des portes (d'appartements, de bureaux, de voitures) fait d'ailleurs souvent office de raccord entre les séquences.
En dehors de ces aspects formels, c'est la thématique abordée par l'auteur qui fait bien sûr toute son originalité. Cette thématique peut être présentée en cinq points.

1/ L'une des caractéristiques de l'œuvre d'art consiste à faire voir l'invisible, et c'est la voie que cherchent d'autres grands auteurs-réalisateurs iraniens comme Abbas Kiarostami (Où est la maison de mon ami?, Le goût de la cerise…) et Bahram Beyzai (Bashu le petit étranger).
C'est aussi l'objectif recherché par Une séparation qui s'ouvre avec un générique montrant une photocopieuse en marche filmée depuis un angle impossible où  l'œil humain ne peut pénétrer pour voir ce qui ne peut pas être vu.

2/ Ce qui est donné à voir c'est l'impossibilité d'établir une vérité dès le moment où l'on est deux. La vérité, et le mensonge, sont des représentations individuelles souvent incompatibles avec d'autres représentations portant sur le même événement. Cela pose le problème social de la responsabilité et, juridique, de l'innocence ou de la culpabilité. D'où l'importance de la figure du juge dans le film et celle donnée aux salles et aux couloirs surpeuplés du tribunal. La fille du couple en instance de séparation est tiraillée par le père et la mère qui veulent l'amener à prendre la responsabilité de les juger en choisissant de vivre avec l'un des deux deux. Cette responsabilité est si écrasante, que le film se clôt sur elle sans trancher et cette chûte est une marque de génie.

3/ Les différences sociales sont ici soulignées de façon très nette, puisque le drame oppose un couple de la bourgeoisie à un couple en passe de rejoindre le lumpenprolétariat, les deux ayant respectivement une fille unique témoins innocentes de leurs déchirements respectifs, de leurs vérités et mensonges. Mais la lecture à travers une grille de classes est ici totalement inopérante, car la condition sociale ne change rien au fait que l'on mente ou que l'on dise la vérité. Par contre, on peut saisir en filigrane que le juge n'incarne pas une justice de classe et ne tient nullement compte du statut social des justiciables. Ce qui est un bon point pour l'Iran.

4/ La progression dramatique du film se fait sur la trame de l'affrontement d'un couple dépassant les individus pour revêtir presque le symbole de l'affrontement masculin/féminin; le mari étant prolongé par son père, auquel il se dévoue et voue un amour exemplaire, et la femme par sa mère seulement. L'égoïsme et l'orgueil masculins sont portés jusqu'à incandescence par la figure du mari qui privilégie le désir de vérité (pour toujours se justifier) au désir de plaire à sa femme par des concessions. On comprend, à travers ce personnage et à travers son double social, le mari de la bonne, l'étendue de la prédominance mâle, et l'on devine que pour Ashgar Farhadi cette lutte est plus importante pour l'avenir de la société iranienne que le combat à contenu idéologique et social.


5/ Pour qu'un tel thème, celui de la vérité impossible, puisse être abordé, toute identification à l'un des personnages doit être rendue impossible et c'est là une autre caractéristique du film qui a le mérite de faire coïncider le fond avec la forme. C'est la raison pour laquelle le cinéaste évite de nous montrer la scène clé du film, à la fois pour maintenir la tension dramatique et pour éviter toute identification avec l'un des personnages (la bonne).


Ce film peut être rapproché de Rashomon de Akira Kurosawa (Japon 1950) qui traite magistralement de la problématique de la vérité. Il s'en rapproche également par sa structure : distanciation par rapport aux protagonistes et rôle central du tribunal.

Le film et son double

Le parti-pris consistant à filmer en plans serrés privilégie le personnage, l'individu, sur le groupe. Or, Une séparation pose de façon sous-jacente cette dialectique puisque, pris séparément, chaque personnage des deux couples, et chacune de leurs filles, s'oppose à tous les autres avec sa propre vision de la vérité et ses exigences propres. En plus de cela, les images déploient, à travers l'ensemble des personnages, une uniformité d'apparence impliquant leur soumission, libre ou forcée, à un conformisme religieux d'autant plus prégnant qu'il est un élément dramatique majeur du film. C'est, en effet, parce qu'elle est croyante que la bonne éprouve des scrupules d'avoir dissimulé la vérité, et son mari demande sans cesse aux autres de jurer sur le Coran pour tester leur sincérité. Ici, les rapports de classe sont significatifs, dans la mesure où le couple pauvre, écrasé par le besoin, avec un mari balançant entre la prison pour dettes et le chômage à la sortie, est attaché à la religion selon la fameuse définition marxiste : « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple ».
Par contre, le couple de bourgeois, semble seulement contraint de céder aux apparences. La femme se borne à porter le foulard et son époux, interpellé par le mari de la bonne qui le soupçonne d'être un mécréant, répond : "vous n'êtes pas propriétaire du Coran". Ici donc passe une ligne de fracture significative des tensions et des tiraillements de la société iranienne dont on devine les retombées sur le plan politique.

La deuxième conséquence du choix de tourner en plans rapprochés, déjà utilisé dans À propos d'Elly où, cependant, le cinéaste recourt pour les nécessités de son propos à des plans moyens,  larges, et même à des panoramiques (sur une grève battue par les vagues), réside dans le fait qu'il ne montre pas l'Iran, que l'on devine à peine. Certes, son thème le justifie dans la mesure où il est seulement intéressé par la captation d'une réalité métaphysique, non pas religieuse mais, littéralement, au-delà de la réalité physique. Il n'en demeure pas moins vrai que la non-représentation de Téhéran, où l'on devine que l'action se passe, équivaut à une volonté délibéré de ne pas le faire. Cela aboutit, pour les deux films cités dans cet article, à un cinéma  confiné dans des lieux spatialement délimités et dans une thématique visant l'universel. Ce qui le rapproche plus de la littérature (on pense à Dostoïevski) que de l'art cinématographique qui suppose un discours visuel original.


Hédi Dhoukar